
Entretien avec Judith Bernard, metteur en scène de la pièce de théâtre Bienvenue dans l'angle alpha
Le samedi 17 janvier à Melle en région Poitou-Charentes et pour la première fois en province la troupe de la compagnie ADA-Théâtre présentait sa nouvelle pièce : Bienvenue dans l'angle alpha. Adaptant le texte de Frédéric Lordon Capitalisme, désir et servitude, Judith Bernard, également comédienne, en a assuré la mise scène. Retour en quelques questions avec elle autour de Bienvenue dans l'angle alpha.
Quel est le désir personnel qui vous a conduit à vous emparer du texte original de Frédéric Lordon pour le mettre en scène ?
Je me suis intéressée à ce texte tout d’abord parce que je devais recevoir Frédéric Lordon dans mon émission littéraire Dans le texte sur le site Arrêt sur images. Je le connaissais déjà à travers ses précédents textes. Son point de vue en tant qu’économiste m’intéresse beaucoup et j’ai alors découvert qu’il est aussi un peu philosophe avec cet objet littéraire intriguant, texte hybride entre l’économie et la philosophie. Après avoir lu ce texte assez difficile, je commence à le comprendre parce qu’il parle à mon expérience intime du travail. Je trouve alors que Frédéric Lordon a trouvé les mots de ce que je ressens personnellement de manière confuse et informulée. Il arrive à théoriser cette expérience avec l’usage de concepts et je découvre enfin pour la première fois de ma vie à quoi sert la philosophie. En effet, j’avais jusque-là une relation à la philosophie assez distante, la considérant comme une élucubration assez intellectuelle et théorique. Ce saisissement me conduit à penser que j’ai quelque chose à faire avec ce texte. Durant mon entretien avec Frédéric Lordon, je vois bien qu’une interaction se met en place entre mes interrogations et ses reprises. Dès lors, ma manière de comprendre le texte est alors une révélation, pour moi comme pour lui, qui appelle une scène de théâtre. Ce n’est pourtant pas aussi évident : il a fallu encore quelque accidents de vie pour que je me retrouve sur scène avec ce texte. J’étais alors encore en train de travailler sur sa pièce de théâtre consacrée à la crise financière en alexandrins : D’un retournement l’autre. Mais voilà que j’appris par les Éditions du Seuil que je n’ai pas le droit de monter cette pièce parce que Bruno Podalydès veut l’exclusivité de cette pièce pour l’inclure au répertoire de la Comédie Française. Je vis cela comme une grave crise dont je suis ressortie grâce à l’idée de mettre en scène du Lordon malgré tout à partir de Capitalisme, désir et servitude. Plus tard j’ai appris que je pouvais monter D’un retournement l’autre puisque Bruno Podalydès de son côté n’avait pas le temps de s’en occuper. J’ai donc repris cette pièce avant de me replonger sur ce qui allait devenir Bienvenue dans l'angle alpha. Mon conatus, mon élan à vouloir traduire la pensée de Lordon était si puissant que si l’on m’interdisait de mettre en scène l’un de ses textes, j’étais prête à me lancer dans un autre de ses textes.
Êtes-vous retournée, pour les besoins de votre mise en scène, à l’origine de ce qui inspira Capitalisme, désir et servitude à Frédéric Lordon, autrement dit la philosophie de Spinoza ?
Je ne suis pas retourné aux textes de Spinoza car je craignais de me retrouver avec une langue impossible à mettre en scène. Je ne voulais pas sur le plateau me retrouver au XVIIe siècle avec du latin traduit et des tournures extrêmement complexes. Je redoutais d’avoir à me confronter avec un matériau qui fasse obstacle. Frédéric Lordon est un excellent spinoziste, j’avais donc toute confiance pour me fier à son analyse. En outre, il combine la pensée de Spinoza avec celle de Marx : c’est là ce qui m’intéressait le plus. Je ne savais pas alors à quel point je pouvais être sensible à la philosophie de Spinoza jusqu’à ce que j’entende les propos de contemporains se réclamant de la pensée de Spinoza.

Si vous êtes baignée par le monde littéraire par vos activités professionnelles, qu’en est-il de l’économie contemporaine ?
Cela vient de mon activité citoyenne : je me suis toujours sentie concernée par l’actualité politique et sociale. C’est d’ailleurs à ce titre que je me suis retrouvée à travailler au sein d’Arrêt sur images. En 2003, lorsqu’avec d’autres enseignants j’ai fait une longue grève, je me suis aperçu que le traitement médiatique était complètement biaisé, idéologique et malveillant à l’égard du corps enseignant. J’étais alors dans un activisme citoyen assez intense. Cette préoccupation se reflète également dans mes cours en tant qu’enseignante au BTS audiovisuel où je propose à mes étudiants du décryptage de reportages. Je leur ai par exemple proposé une série de cours sur la représentation de l’argent dans les médias et comment la crise financière en 2007-2008 n’a finalement pas été traitée. J’ai aussi une relation assez intense et nourrie à l’économie car je vérifie toujours mes informations avant de les transmettre à mes étudiants. C’est donc à la fois en tant que citoyenne et enseignante que j’ai une sensibilité assez aiguë avec l’économie.
Comment avez-vous travaillé avec chacun des membres de la troupe de théâtre pour que votre désir de mise en scène rencontre le désir de chacun ?
L’équipe de départ n’est pas restée la même à l’arrivée, c’est-à-dire que ceux qui n’ont pas accroché à ce projet l’ont quitté en cours de route. De mon côté, je ne les ai pas forcés à rester pour ne pas aller à l’encontre de leurs désirs. Le comédien Renan Carteaux m’a par exemple abordé à l’issue d’une représentation parce qu’il avait trouvé l’entretien avec Frédéric Lordon passionnant. Je savais donc en lui proposant un rôle dans cette pièce que son désir serait au rendez-vous. Au final, je me suis retrouvée avec toute une équipe portée par le désir de faire naître cette pièce. Ceci n’empêche bien entendu pas les réserves : sur le plan politique nous n’avons pas tous les mêmes opinions, allant d’une gauche molle à une gauche relativement dure. Tous les comédiens ne sont d’ailleurs pas tous nécessairement spinozistes. Si nous ne sommes pas tous d’accord sur certains passages, je fais en sorte de prendre en compte ces réserves. Si cette résistance de répétition en répétition persiste, je finis par l’intégrer à l’intérieur de l’écriture du spectacle. Ce dernier porte la trace des petits refus qu’il a suscité. C’est ma manière personnelle d’ouvrir l’angle alpha par rapport au désir maître que serait le désir de Lordon ou le vecteur dessiné par son texte. J’applique ainsi à mon spectacle ce que je recommande à tous, autrement dit ouvrir toujours un peu plus ce petit espace de dissidence. Ainsi le spectacle a une relation légèrement dissidente avec le texte dont il est issu et il ne se reconnaît en fait aucun maître.
J’aimerais que vous parliez de vos choix de mise en scène où les personnages, tous vêtus de noir ne semblent affirmer aucune individualité, et à aucun moment la pièce fait spécifiquement référence à une époque et à un lieu géographique donné. Comment expliquez-vous cette abstraction dans la représentation ?
En effet, nous sommes situés là dans l’espace de la philosophie et non pas dans celui de l’Histoire. Il n’y a donc pas de marqueurs temporels. J’avais besoin de cette abstraction car l’on se retrouve là à l’intérieur d’un cerveau en train de philosopher. Nous ne sommes donc pas exactement dans notre réalité quotidienne et contemporaine mais bien dans une pensée qui philosophe et qui observe des rapports de force entre des sujets, des déterminations affectives, passionnelles. Cette abstraction réclamait l’uniformité du noir dans les costumes. Il est vrai que nous avons un peu hésité car s’habiller tous en noir c’est courir le risque d’être un peu trop conventionnel au théâtre, d’autant plus que les corps peuvent disparaître sur le fond noir. Cependant, c’était le seul moyen pour moi d’obtenir cette sorte d’homogénéité et de montrer qu’il y a une espèce de fond anthropologique commun : nous sommes tous des corps mus par des affects. C’est la mécanique humaine indépendamment des profils psychologiques. Je n’ai pas voulu approfondir l’étude psychologique des personnages parce qu’il s’agit là d’un tout autre théâtre. Je suis dans cette pièce intéressée par les rapports de force entre le capital et le travail, les rapports passionnels qui mobilisent les corps. Cela traverse tout le monde, quelles que soient les déterminations psychologiques et les configurations singulières de chacun. J’ai cependant dessiné à grands traits distinctifs le personnage du professeur, la figure du patron, la figure de l’enthousiaste. Cependant, il n’y a pas nécessairement de permanence dans ces traits. Ainsi celui qui commence la pièce sous les traits de la figure patronale va finir la pièce ridiculisé, grimé en super-héros de bande dessinée. Mon personnage commence sous la forme d’un travailleur aliéné et au fur et à mesure de l’avancée du spectacle, je quitte ce personnage un peu burlesque pour incarner une femme qui s’affirme en puissance sous les traits d’une conférencière assez dominante juchée sur des talons, qui joue de la séduction pour maîtriser son entourage. Les parcours sur l’échelle de la puissance, qu’on la perde ou qu’on la conquiert, sont des parcours où il y a une mobilité. Cela montre que chacun peut se hisser ou chuter à différents endroits du pouvoir. La détermination n’empêche pas le changement, comme l’explique Lordon dans le spectacle.
La religion, qui a au fil des siècles traversé l’histoire de l’humanité pour justifier certaines dominations entre les hommes, dans l’espace politique, du travail comme dans la sphère intime, semble traverser votre spectacle sans pour autant s’énoncer explicitement. Je pense au symbole de la trinité divine que forme le triangle de l’échelle et à la lumière zénithale à laquelle s’adressent à un moment vos personnages. Quelle est la place de la religion dans votre spectacle ?
En réalité il est question de la religion contemporaine, c’est-à-dire du culte du capital et du profit. Cette scène où une lumière tombe en cascade sur nos corps est le moment où il est question de l’actionnariat. En effet, l’actionnariat est la puissance maîtresse qui inonde tous les travailleurs de sa tension et qui va mettre toute la chaîne des travailleurs sous tension pour qu’en retour ils produisent une puissance d’agir qui génère du profit que l’actionnariat va entièrement capturé. Si organisation religieuse il y a, c’est un détournement de la structure religieuse dans lequel en lieu et place de Dieu se trouve le désir maître de rentabilité financière. Le culte de l’argent et la recherche du profit deviennent des fins dernières en soi : toutes les destinés humaines doivent être organisées au service de la production.

Le texte initial de Frédéric Lordon, assez difficile d’accès, semblait s’adresser davantage à des universitaires, comme vous l’avez mis en valeur dans votre entretien avec lui. Dans votre travail d’adaptation, songiez-vous de votre côté à un public précis ?
On pense ou non à un public précis lorsque l’on écrit : cette notion est floue. Si la destination des écrits est assez lointaine, on l’espère malgré tout nombreuse. Pour cela il faut élargir les signes de la langue que l’on parle. Comme je suis une femme de théâtre, il me fallait des signes visuels, ce qui constituait ma première étape de travail d’adaptation. Je devais trouver quelque chose qui me permette de faire des effets d’angle. Je le mimais avec mes mains en songeant à un objet suffisamment grand pour être visible sur scène. C’est alors que m’est apparue l’image de l’échelle comme le signe le plus adéquat. Une fois ce signe visuel choisi, je souhaitais le placer au centre de toute la mise en scène, en jouant au maximum l’économie des signifiants. C’est-à-dire en ayant sur scène le moins d’objets possible et que chacun de ceux-ci aient le plus de signifiés possible. C’est tellement énorme un objet sur scène que l’on ne peut se contenter de le laisser signifier ce qu’il signifie littéralement : il faut qu’il y ait une reprise. Pour signifier l’argent, j’ai utilisé la valise noire. J’ai également utilisé un rétroprojecteur qu’on utilise dans les entreprises lors de conférences. J’ai projeté un film sur l’eau sur les corps, ce qui me permettait d’évoquer la liquidité du capital. Petit à petit, j’ai ainsi trouvé tous mes objets.
La danse fait également partie de votre mise en scène.
En effet, car le conatus est une puissance d’agir qui met le corps en mouvement, le jette à la poursuite de son objet. Il y a donc bien la mobilisation du corps dans le conatus et pour incarner sa liberté, la danse fonctionne assez bien puisqu’elle exprime un déploiement d’énergie qui n’est pas utilitaire. Le corps dans la danse est mis en mouvement pour le plaisir de la dépense d’énergie. On a ainsi un aperçu du conatus à l’état libre, rendu à lui-même, sans le détournement utilitaire dans lequel on le place le plus souvent. Cela montre la masse d’énergie qui se trouve dans un corps. Pour moi, ceci est très évocateur et permet de toucher un public qui n’est pas forcément à l’aise avec la philosophie car la danse parle à peu près à toutes les sensibilités.
On a l’impression que le texte de Lordon lui-même est un appel au spectacle vivant.
C’est sûr qu’il y avait un appel très fort car avant d’écrire Capitalisme, désir et servitude Fréédric Lordon venait d’écrire une pièce de théâtre : D’un retournement l’autre. Ce qui pousse un économiste à écrire une pièce de théâtre est bien le signe qu’à un moment donné il a besoin de sortir du rapport à l’écrit un peu abstrait qui touche un peu toujours les mêmes, autrement dit des spécialistes de la question. Lordon avait donc un très grand désir de plateau. D’ailleurs nous nous sommes rencontrés dans les coulisses de Radio France où nous étions invités. Nous estimions réciproquement le travail de l’autre et Frédéric Lordon qui n’avait dans son entourage que des économistes, avait besoin du regard de quelqu’un du théâtre pour lire sa pièce. J’y ai alors beaucoup travaillé et je lui ai ensuite demandé de la mettre en scène. Lorsque je lui ai fait part de mon désir d’adapter Capitalisme, désir et servitude il m’a avoué qu’il ne pouvait pas désirer mieux. Il m’explique en effet que ce texte est fait pour être une machine affectante. En l’occurrence, le théâtre comme le spectacle en général est une machine affectante. Frédéric Lordon sait bien que l’on ne transmet pas des idées avec des idées. Il faut transmettre des idées tirées par la locomotive des affects. Les individus sont davantage mobilisés par les affects que par l’intellect.

La pièce se singularise par son invitation permanente au dialogue plus que dans l’énoncé d’une vérité philosophique.
Ceci est dû au fait que le texte n’est pas refermé sur lui-même. Dans la mesure où l’on a intégré dans les dialogues les réserves, les contre argumentations que l’on pouvait éprouver nous-mêmes lors des répétitions, le texte se met lui-même en discussion. Dans le quatrième acte, les personnages apparaissent dans une impasse après s’être confrontés à la pensée de Spinoza. Je mets en scène les apories et les impasses du texte spinoziste et ensuite nous travaillons tout ce quatrième acte à essayer d’ouvrir un espace de discussions et d’actions possible alors que nous avons bien vu qu’il y a beaucoup de voies fermées. Je pense que c’est parce que l’on met en scène une dialectique de la conversation et de la contradiction que cela permet cette possibilité pour le spectateur de s’ouvrir après avoir été écrasé par une pièce difficile dans les premières minutes de la pièce. Il faut donc ensuite lui offrir un peu d’ouverture, un peu d’angle alpha en lui permettant de discuter avec nous, même imaginairement pour sortir des impasses que nous avons pointées du doigt. Idéalement ce spectacle devrait être suivi d’une discussion. Malheureusement, c’est souvent difficile à organiser la plupart du temps puisqu’il faut fermer les théâtres et libérer les personnes qui y travaillent. En revanche, cette discussion se développe par la suite sur les réseaux sociaux.
Le spectacle à Melle était une première en province.
Il faut à cet égard remercier La Ronde des Jurons qui s’est mobilisée et nous a donné les moyens de nous faire venir. Lorsque je vois en face de moi un tel désir mobilisé, je ne peux que répondre favorablement. C’est pour nous extrêmement précieux et gratifiant de rencontrer de nouveaux publics, d’aller là où l’on nous attend et où l’on nous demande.
N.B plus de photos du spectacle signées Didier Darrigrand ici :
https://www.flickr.com/photos/96658747@N04/sets/72157650350115482/
www.flickr.com