Pour mieux décrypter (et combattre) le projet de l’Etat islamique, il est nécessaire de comprendre l’idéologie qu’il promeut, et qui se répand largement, séduisant bien au-delà des populations à laquelle elle est initialement destinée.
On découvrira même que cette idéologie présente des nouveautés et des différences qui en fond un « objet politique nouveau », posant question au sein des spécialistes.
L’idéologie de l’EI est le fruit de la fusion de 3 sphères idéologiques historiques, selon le schéma suivant :

1) Le Salafisme jihadiste :
Il s’agit d’une pensée rattachée au Salafisme, qui compte plusieurs courants, et qui met en avant le Jihad défensif.
L’EI se rattache explicitement à ce mode, et les textes dans lesquels les leaders de l’EI appellent au « al-Salafiyya al-Jihadiyya » sont trop nombreux pour être cités ici[1].
Rappelons que le Salafisme est un courant religieux de l’islam, qui milite avant tout pour le retour à un Islam des origines, souvent idéalisé, et qui correspondrait à celui pratiqué par le Prophète, ses compagnons et les deux premières générations de descendants.
Il s’agit de rompre avec les pratiques religieuses plus récentes et complexes qui sont apparues au fur et à mesure de l’extension de la région musulman au-delà de sa zone territoriale d’apparition.
Ce mouvement est ainsi porté par deux réactions :
- la réaction face aux pratiques dites « modernes » de la religion (revenir aux pratiques d’origine donc en luttant contre tout ce qui est apparu ensuite)
- la réaction face aux pratiques divergentes de l’Islam, qui par son extension concerne des populations aux cultures, histoire et pratiques très diverses. C’est le concept de « Tawhid », d’unicité de la religion, qui explique que les Salafistes refusent tous les cultes de saints, d’Imam qui fleurissent alors dans les différentes cultures musulmanes.
Concrètement, la pratique de l’islam prônée par le Salafisme repose donc exclusivement sur la Sunna, à l’exclusion de tout autre pratique ou culte.
La Sunna s’entend [2] :
- du Coran,
- des hadiths
- et de la sira.
Le courant salafiste peut aujourd’hui être séparé en 4 « sous-courants » :
- le salafisme quiétiste : non violent et non politique
- le salafisme wahabbite : non politique totalement inféodé à la famille Ibn-Saoud
- le salafisme du réveil (Sahwa) : réaction à l’alliance KSA / USA lors de la guerre du Koweit de 1991, qui milite donc pour un partage du pouvoir entre les religieux et les politiques pour défendre l’identité musulmane exclusivement
- le salafisme jihadiste. : avant tout politique et violent.
Seule le dernier nous intéresse donc. Ce courant est porté par plusieurs penseurs célèbres, et qui servent de référence à tous les jihadistes :
- Sayyid Abul Ala Maududi (1903-1979): théoricien pakistanais, fondateur du parti Jamaat-e-Islami, qui va le premier concevoir le projet de fonder un Etat islamique reposant exclusivement sur la Loi islamique (la Charia).
- Abdallah Youssouf Moustafa Azzam (1941 – 1989) : palestinien, il est le grand théoricien du Jihad afghan, compagnon d’Oussama Ben Laden aux débuts d’Al Qaida, il reste le penseur du jihad moderne qui sera pratiqué par les Moujahidines en Afghanistant puis contre les USA.
- Abu Muhammad al-Maqdisi (1959) : penseur palestinien qui va rencontrer et influencer al-Zarqaoui (d’abord en Afghanistan puis détenu avec lui dans les prisons jordaniennes dans les années 90) et qui va surtout développer la lutte contre les potentats arabes (Arabie Saoudite), qualifiés de takfir, de même que le rejet de toute idée démocratique.
Le courant salafiste jihadiste peut donc se qualifier comme :
- une idéologie politique théocratique : c’est la suprématie d'une loi religieuse unique sur tous les hommes.
- une idéologie anti-moderne (et donc progressivement anti-occidentale sans que cette opposition soit affirmée dès le début : rappelons que les Occidentaux ont fortement aidé les jihadistes dans leur combat contre l’URSS en Afghanistan)
- une idéologie impérialiste : dès Maududi, la soumission de toute la terre et de toute l’humanité à la loi islamique est pensée et souhaitée.
- Une idéologie révolutionnaire : par son rejet de tous les pouvoirs en place, de remise en cause des ordres établis et son choix de modes d’action violents, le salafisme jihadiste s’inscrit donc pleinement dans les pensées révolutionnaires.
Ce courant constitue le cœur de l’idéologie d’Al Qaida et de tous les mouvements jihadistes des années 2000.
Par son histoire, l’Etat islamique est clairement issu de ce courant, auquel il se réfère. Pour autant, il s’en détache aussi par les deux autres sources d’influences, au point de se fonder sur une idéologie autonome et différente de celle d’Al Qaida.
2) Les Frères musulmans :
Il s’agit d’un mouvement politique né en Egypte en réaction contre l’impérialisme britannique.
Là encore, bien que fondé sur certaines conceptions religieuses de l’Islam, il s’agit avant tout d’une pensée et d’une pratique relevant du champ du politique, méritant donc la qualification d’idéologie.
Un des penseurs principaux des Frères musulmans, et qui va beaucoup influencer les jihadistes est Sayyid Qutb (1906 – 1966).
Sayyid Qutb est un penseur qui va être marqué (traumatisé) même par le choc lors d’un séjour de deux ans aux Etats-Unis (1948-1950), financé dans le cadre de programme d’aide aux enseignants égyptiens (ile st alors instituteur). Qutb rejette violemment tout ce qu’il voit aux USA et particulièrement ce qu’il décrit comme une civilisation individualiste, matérialiste, spirituellement vide. Il est également très marqué par la liberté de mœurs des femmes et jeunes filles aux Etats-Unis.
Son combat sera désormais d’éviter que les musulmans ne plongent dans le « gouffre » de vide spirituel, en combattant toute occidentalisation du monde musulman, notamment toute tentative d’améliorer la condition des femmes.
Dès son retour en Egypte, il se rapproche des Frères musulmans, dont il va fortement influencer l’idéologie. Il sera arrêté lors de chaque phase de répression des Frères musulmans, ennemis du régime nassérien, et mourra pendu en 1965.
Ses écrits comportent des éléments idéologiques qui vont durablement influencer l’Etat islamique :
- la crise de l’Islam, menacé par l’ignorance, la modernité et la perte de sens religieux
- le retour aux vraies valeurs de l’Islam doit être « guidé » par une avant-garde organisée, une « élite » qui devra mener les masses populaires, et dont le projet confère la légitimité.
- L’Islam apporte une réponse complète à tous les problèmes politiques, économiques, sociaux des sociétés humaines, et elle s’oppose de facto aussi bien au communisme qu’au capitalisme occidental (nous sommes alors en pleine guerre froide) – ce concept est porté par Hassan el-Banna, fondateur des Frères Musulmans.
- Le statut de la femme doit être rabaissé, et la lutte contre les juifs est aussi l’une des priorités pour la défense de l’Islam.
S’il y a de nombreux points communs avec le salafisme jihadiste, on relève des éléments qui vont aussi apparaître dans l’idéologie de l’Etat islamique.
3) L’expérience iraquienne :
La troisième grande influence de l’idéologie de l’Etat islamique se trouve dans la pensée et l’expérience du mouvement originel en Iraq, sous l’égide d’Abu moussab al-Zarqaoui.
Loin d’être seulement le terroriste sanguinaire et barbare que les médias occidentaux vont présenter au monde, al-Zarqaoui, et à sa suite les différents leaders des mouvements jihadistes successifs qui finiront par donner naissance à l’Etat islamique, vont concevoir une pratique et une idéologie spécifique et autonome propre à l’Etat.
Les spécificités propres à l’expérience iraqienne sont donc importantes dans l’origine de l’idéologie de l’Etat islamique.
Rappelons que le groupe Tawhid wal Djihad est créé par Zarqaoui en 2000, soit après sa libération des geôles jordaniennes, lors d’un nouveau passage en Afghanistan. Rapidement chassé d’Afghanistan, il se réfugie d’abord en Iran, dont il recevra un soutien logistique important, puis passera ensuite dans le kurdistan irakien pour rallier le groupe Ansar al-Islam (seule mouvance rattachée à Al-Qaida présente en Iraq avant l’invasion américaine de 2003). Il va ensuite se réfugier en Syrie, où là encore, il recevra un soutien logistique avant de s’établir en Iraq en 2003 en profitant de la fin de la dictature de Saddam Hussein.
Ses actions très violentes attirent rapidement l’attention et il est reconnu comme le relais d’Al Qaida en Iraq par Ben Laden lui-même[3].
Mais son ultraviolence va le desservir puisque ses actions et attentats, dirigées aussi contre des musulmans, lui aliènent al-Maqdisi qui se prononce contre lui dès juillet 2005.
Il est finalement tué en 2006, mais son groupe est alors puissant, et quelques mois plus tard, l’Etat islamique est créé. Il semblerait que sa personnalité abrasive et controversée ait constitué un obstacle à l’unification des courants jihadistes en Iraq, qui ne s’est donc pas faite sous l’égide d’Al Qaida.
Cette unification sous l’étiquette d’une nouvelle organisation, dénommée « Etat islamique en Irak » va s’accompagner d’un premier cycle de succès, avec conquêtes territoriales en 2006 à un échec face à la nouvelle doctrine US en Iraq dès 2007.
Cet échec va être médité et c’est ainsi qu’il est possible de relever des éléments de l’idéologie de l’Etat islamique directement tirés de cette expérience iraquienne qui va durer de 2004 à 2008.
Il est possible de distinguer les éléments suivants :
- l’ultra-violence non seulement comme mode d’action, mais également comme mode de gouvernement
- la mobilisation prioritaire contre les ennemis proches (en opposition avec Al Qaida et le jihadisme des années 2000 qui privilégiait les ennemis lointains).
- Une poussée aux extrêmes des idées du salafisme jihadiste et des Frères musulmans : c’est particulièrement flagrant contre toutes les pratiques religieuses de l’Islam qui ne sont pas strictement conformes avec celle des sunnites salafistes (chiites, etc.).
- L’intégration sociale et locale très forte : les structures militaires comme les structures de décision sont fortement décentralisées, et reposent d’abord sur les acteurs locaux, les anciennes élites sunnites, qui se trouvent intégrés dans le régime, dont ils deviennent les complices.
- La volonté d’instaurer l’Etat islamique concrètement et immédiatement (ce qui là encore distingue l’Etat islamique des autres mouvements jihadistes), et qui va déboucher sur une proclamation très rapide du Califat en 2013
- Le projet sérieux d’étendre l’Etat islamique sur toute la terre, et d’y soumettre tous les hommes, sans se limiter aux seules terres musulmanes.
Il découle donc de ces éléments que l’idéologie de l’Etat islamique est une idéologique totalitaire, extrémiste et messianique :
Toute la société doit être soumise à leur idée (la Charia telle que prônée par les salafistes), administrée par la violence quotidienne, et organisée autour du combat contre les ennemis qui entourent l’Etat islamique.
Il s’agit donc d’un état totalitaire, organisé autour d’une idée unique qui structure tous les aspects de la vie, recourant au terrorisme d’état (contre ses administrés comme ses ennemis extérieurs) et à la terreur, et soumis à une mobilisation totale pour soutenir les guerres en cours.
L’idéologie de l’Etat islamique n’a à ce stade plus grand chose à voir avec une religion. Il s’agit d’une synthèse assortie d’une évolution de certaines idéologies connues, « souchée » sur la religion musulman, mais dont le lien avec elle devient de plus en plus ténu[4].
La dimension politique de l’idéologie de l’Etat islamique est primordiale.
Cette idéologie est née dans la prison américaine de Camp Bucca, dans le sud de l’Iraq, où la plupart des futurs leaders de l’Etat islamique ont été détenu, et ont pu réfléchir, avec les complices de Zarqaoui, entre 2006 et 2011, aux leçons de l’expérience et aux contours de leur projet commun.
Elle est aujourd’hui autonome des courants religieux, comme des précédentes idéologies jihadistes, et elle présente un grand danger pour le monde. Elle a également des aspects particulièrement séducteurs bien au-delà des jeunes jihadistes iraquiens, mais elle recèle aussi des faiblesses qu’il nous appartient d’exploiter au plus vite pour que le cauchemar vécu au quotidien par les populations qui vivent sous son joug en Iraq, en Syrie, en Libye, au Nigéria, au Yemen, en Afghanistan et ailleurs cesse.
(à suivre)
[1] C’est par exemple le cas des messages dès 2007 d’Abu Umar al-Baghdadi du 8 juillet 2007 ou dans les nombreux messages de Abu Hamza al-Mujahir,, porte-parole de l’EI.
[2] Constatons que les deux derniers éléments n’offrent pas la même certitude historique que le Coran, ce qui ne semble pas gêner les Salafistes.
[3] Le débat pour savoir s’il a fait allégeance à Ben Laden reste entier entre les membres d’Al Qaida et ceux de l’EI.
[4] Au point que certains spécialistes s’interrogent sur le fait de savoir si le jihadisme peut encore être rattaché à l’Islam (cf. débat organisé par l’IREMMMO du 09/11/2013 : Dominique Thomas, Abdelasiem El Difraoui, Marjane Kamal - Origines et manifestations du Djihadisme).
Pour en savoir plus :
Sur le salafisme : cet excellent exposé vidéo :
SALAFISMES AU 20ÈME SIÈCLE - DOMINIQUE THOMAS, Canal U du 06/10/1997
Sur l'idéologie de l'Etat Islamique, une version américaine présentant de nombreuses citations (mais avec laquelle je ne suis pas totalement d'accord) : From Paper State to Caliphate : The Ideology of the Islamic State
Sur l'impact des réunions des jihadistes de Camp Bucca sur le futur Etat Islamique : ISI the Inside Story.