Alors que notre société n’a peut-être jamais été aussi polarisée, structurée par la compétitivité, la productivité et la domination des uns sur les autres, et qu’un mauvais vent venant de l’Ouest souffle désormais sur les concepts de diversité et d’inclusion qui devraient etre le terreau de toute civilisation, qu’ont à nous dire les artistes handicapés sur ce qui tourmente notre société, ou plutôt que nous dit l’invisibilité des artistes handicapés sur notre société ?
Selon le dernier rapport de la DREES, on peut compter jusqu’à 18,2 millions de personnes handicapées en France. Pourtant, combien de livres écrits par des écrivain-e-s handicapés, combien de pièces de théâtre ou de spectacles de chorégraphes ou metteur-euses en scène handicapés, combien d’acteur-ices handicapés ? Combien de musées ou de galeries consacrent d’expositions à un ou une artiste handicapé-e ?
Cette exclusion largement inconsciente de notre société en dit long sur la force des normes et l’incapacité à voir dans la différence une richesse et non pas un problème à résoudre par la médecine ou la technologie. Nous contemplons passivement le désastre de la chute drastique et irréversible de la biodiversité sur Terre, et fabriquons avec la même application une mono-culture artistique aussi délétère pour l’homo-diversité que l’est la monoculture pour la biodiversité. Comment notre pays, qui fut le berceau de penseurs tels Canguilhem, Foucault, Derrida et bien d’autres, dont les travaux ont contribué à la naissance des disability studies (études sur le handicap), peut-il passer à côté de cette prise de conscience ?
L’art est avant tout l’expression d’une vision singulière du monde. Les personnes handicapées, qui sont des singularités dans une société très normée, devraient ainsi pouvoir trouver dans l’art, par leur perception non normative, un souffle non seulement légitime mais plus encore un espace privilégié où s’épanouir, non seulement en tant que spectatrices mais plus encore actrices de ce domaine. Cette position de décentrement n’est-elle pas par essence ce que l’on attend d’un-e artiste ?
Pourtant, de trop nombreux verrous empêchent ces artistes potentiels d'émerger puis d’exister sur notre territoire. Tout d’abord, la très faible représentativité des artistes handicapés sur le terrain médiatique ruine mécaniquement la fabrique de jeunes handi-artistes auxquels de futures générations pourraient s’identifier. En outre, comment ces jeunes pourraient-ils ne serait-ce qu’acquérir une sensibilité artistique, quand le droit des personnes handicapées à accéder aux lieux et aux œuvres d’art est sans cesse bafoué ? Le handicap reste un impensé de la vie politique en société, et le monde de la culture n’échappe pas à cette règle: parmi les ministres de la culture, les directeur-rice-s des lieux d'art, les expert-e-s et les jurys, combien de personnes handicapées ? Si nous voulons une société inclusive, il faut transformer ce plafond de verre en plafond de rêve pour les générations à venir.
Ajoutons qu’aujourd’hui l’art n'échappe pas au fonctionnement par appels à projets. Or l’immense majorité des appels (bourses, résidences, etc.) sont proposés via des sites web ou des formulaires majoritairement inaccessibles aux personnes handicapées. Si un-e artiste handicapé-e parvient malgré tout à obtenir une résidence, celle-ci se déroule souvent dans des lieux où un véhicule est indispensable et où la cuisine, l'atelier ou les installations ne sont pas compatibles avec le handicap de la personne et qu’aucune aide humaine n’est prévue. Il faut être autonome, là est le maître mot.
Le besoin de mobilité exigé par la pratique artistique aujourd’hui est souvent une barrière pour l’artiste handicapé-e. Comment transporter ses œuvres ou son matériel de façon autonome, lorsqu’on est en fauteuil ou privé de la vue par exemple ? Et que dire des résidences à l'international ! Aujourd’hui, un-e artiste doit savoir parler de son travail avec éloquence et être apte à « réseauter ». Mais comment faire face à un afflux de public lorsqu’on est autiste, comment transmettre sa pensée à des entendant-e-s quand on est sourd et qu'aucun dispositif adéquat n’a été rendu disponible ?
Toutes ces barrières sont franchissables si les solutions sont co-construites avec les personnes concernées et non pas pensées pour elles. Puisque les efforts de sensibilisation sont manifestement insuffisants, il est inévitable d’en passer par la loi. Pourquoi ne pas créer un label d'inclusivité pour les structures qui accueilleraient 10% de handi-artistes dans leur programmation ouvrant droit à des aides pour financer la mise en accessibilité de leur contenu. Pourquoi également ne pas créer des prix spécifiques décernés à des handi-artistes afin d’aider à les visibiliser ? Pourquoi ne pas organiser de grandes expositions qui revisiteraient l’histoire de l’art en s’attachant aux œuvres des artistes handicapés ? Ce ne sont là que quelques exemples possibles d’une mutation profonde que doit opérer le système culturel français.
Dans le domaine du spectacle vivant, l’absence de la France du consortium européen EBA (Europe Beyond Access) comme du mouvement Disabilty Art Movement (DAM), qui exposa des œuvres d’artistes handicapés européens à la dernière biennale de Venise en dit long sur notre retard. Il nous faut aujourd'hui construire un autre DAM, ou plutôt Notre-DAM : un projet national d’envergure pour soutenir pleinement la culture et la création artistiques des personnes handicapées en France.