Je suis professeure de SVT depuis douze ans.
J’enseigne avec passion, avec méthode, avec bienveillance. J’aime profondément ce métier et les élèves à qui je le dédie.
Chaque jour, je me lève en me disant que j’ai une chance extraordinaire d’exercer ce métier.
Et chaque jour, mes élèves me le rappellent : quand ils me remercient, quand ils reviennent me voir des années plus tard, quand ils me disent « Déjà ? L’heure est passée si vite ! », quand je vois leurs yeux pleins de curiosité. Chaque jour, ils me prouvent ma valeur et reconnaissent mon travail.
Mais ce que j’ai vécu le 14 octobre dernier, lors de mon rendez-vous de carrière, m’a bouleversée.
Ce n’était pas une évaluation. C’était une humiliation.
Ce jour-là, j’enseignais à une classe de cinquième. Une séance simple, claire, bien préparée, où les élèves participaient, échangeaient, travaillaient ensemble.
Je les questionnais, je les laissais formuler des hypothèses, chercher, comprendre. Ils étaient calmes, investis, curieux.
Je croyais offrir à l’inspection le reflet sincère de mon travail quotidien : une pédagogie qui allie rigueur et humanité.
J’attendais un dialogue professionnel, un regard constructif, un échange sur ma pratique. J’espérais aussi être entendue sur les difficultés grandissantes que nous rencontrons au quotidien.
Rien de tout cela n’a eu lieu.
L’inspectrice ne s’est pas levée une seule fois, ne m’a pas regardée, n’a adressé la parole à aucun élève. Je ne les avais pas prévenus de sa venue, et aucun ne s’est même demandé qui elle était.
Puis est venu le temps de l’entretien. Il s’est transformé en un démontage méthodique de ma séance, point par point, comme si tout ce que je faisais depuis douze ans n’avait aucune valeur.
Aucune question sur mon parcours, mes élèves ou mes choix pédagogiques. Rien sur le sens que je donne à ce métier, sur les valeurs qui m’animent, sur la réalité du terrain.
Seulement des remarques sèches, déconnectées du réel, et cette phrase, encore résonnante :
« Montrez-moi que vous êtes plus que cette séance. »
Plus que cette séance ?
Mais cette séance, c’est moi. C’est le reflet fidèle de ce que je fais chaque jour : enseigner avec méthode, clarté, respect et bienveillance.
J’ai ensuite entendu :
« Vous donnez trop de méthode. »
Peut-on vraiment reprocher à un enseignant de donner trop de méthode ?
Comme si aider les élèves à structurer leur pensée, à comprendre le monde, était devenu un défaut.
Et puis, que répondre à cela ? N’y a-t-il pas autant de manières d’enseigner qu’il y a d’enseignants ?La rencontre s’est achevée ainsi : pas un mot, pas un regard, pas une poignée de main.
Ce jour-là, j’ai eu honte.
Non de mon travail, mais de ce que l’institution devenait.
Honte qu’on puisse parler de « bienveillance » envers les élèves tout en humiliant ainsi ceux qui les accompagnent.
Car ce que j’ai vécu ne se limite pas à un rendez-vous manqué.
C’est le symptôme d’une école qui oublie de regarder ses enseignants, qui confond évaluation et dénigrement, exigence et abus de pouvoir.
Les rendez-vous de carrière, censés valoriser les parcours et nourrir la réflexion professionnelle, deviennent pour beaucoup des moments de peur, d’injustice, parfois d’humiliation.
Des rendez-vous où l’on ne cherche pas à comprendre, mais à cocher.
Où l’on n’enrichit pas, mais où l’on impose sa vision, son dogme.
Où l’on juge un enseignant sur une heure de cours, sans entendre tout ce qu’il donne avant et après cette heure-là.
Je ne suis pas une prof en colère.
Je suis une prof qui aime son métier, profondément.
Je travaille chaque jour à donner du sens aux apprentissages, à rendre les savoirs accessibles à tous, à aider les élèves à penser, à s’exprimer, à progresser.
Je m’efforce de valoriser l’effort plutôt que la réussite brute, d’écouter les parents, d’accompagner les élèves décrocheurs, de redonner confiance à ceux que l’école a abîmés.
Je crois que l’enseignement, c’est d’abord une relation : une confiance, une exigence qui s’exerce sans mépris. Je crois qu’enseigner, c’est élever, pas écraser.
Mais que devient cette mission quand ceux qui devraient nous soutenir se contentent de juger ? Quand les enseignants passionnés sont découragés, culpabilisés, traités comme des élèves qu’on note ? Quand le mot « bienveillance » devient un slogan vide, démenti par les pratiques mêmes de l’institution ?
Ce que j’ai ressenti ce jour-là, beaucoup de collègues le vivent en silence.
Certains rentrent chez eux en larmes.
D’autres songent à partir.
Les vocations s’effondrent, les démissions se multiplient, et pourtant rien ne change. On nous parle de revalorisation, de modernisation : comment y croire quand l’écoute, le respect et la reconnaissance disparaissent ?
Ce n’est pas une question de carrière.
C’est une question de dignité.
D’humanité.
De cohérence entre les valeurs que l’École affiche et la manière dont elle traite ceux qui la font
vivre.
Si j’avais parlé à mes élèves comme on m’a parlé ce jour-là, j’aurais été sanctionnée.
Je sais, moi, ce que le respect produit : il fait grandir.
Je sais aussi ce que l’humiliation détruit.
Je ne demande pas réparation.
Je témoigne.
Parce que ce que j’ai vécu ne devrait jamais arriver.
Parce que ces pratiques font fuir les plus engagés, brisent les plus fragiles et abîment l’idée même que nous nous faisons de ce métier.
Parce que nous n’avons aucun recours véritable quand cela se produit.
L’Éducation nationale ne peut pas continuer à prôner la bienveillance tout en tolérant ces abus de pouvoir. Il ne s’agit pas d’un cas isolé. C’est un système qui se dérègle, lentement, silencieusement, en perdant ce qui faisait sa force : la confiance entre les enseignants et leur institution.
Je continuerai à enseigner.
À transmettre, à écouter, à faire grandir.
Mais je ne veux plus me taire.
Parce qu’aimer l’école, c’est aussi vouloir la sauver d’elle-même.
Célestine Faivre