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Ses pas rapides et souples paraissent danser au-dessus de la boue du camp tant il s’agite. Comme tous les après-midi, Alpha, artiste-peintre et habitant de la « jungle » calaisienne, est sur plusieurs fronts à la fois : des bénévoles de la localité apportent des planches et des tréteaux pour aménager l’école d’art qu’il a créée… Des amis Erythréens viennent donner un coup de main… Des enfants afghans arrivent à vélo pour savoir si l’école est toujours ouverte.
A tout ce petit monde, Alpha, 36 ans et débordant de vitalité, répond en français, en arabe ou en anglais. Parfois un mélange des trois. Dans son école faite de bâches et de planches de bois, il y a un piano. Toutes les touches ne marchent pas. Un soudanais se met à jouer quelques notes. C’est sur cette mélodie, incongrue au milieu de ce bidonville voulu par l’Etat, qu’Alpha finit par se poser pour raconter son histoire. Il nous montre une toile qu’il a réalisée au feutre noir : « j’ai dessiné les religions, les cultures, la guerre, ma poule Loulou, ma case mauritanienne, un bateau de migrants et tout ce qui est interdit : le sexe, l’Angleterre, la burqa… ». Un condensé de sa vie, de son errance.
La dernière exposition de ses tableaux s’est déroulée à Londres en octobre. Un joli pied de nez pour celui qui a tenté la traversée de la Manche caché dans un camion : exposer en Angleterre, la terre promise, là où il ne peut se rendre mais où l’on peut voir ses œuvres. « Le plus frustrant c’est de ne pas pouvoir regarder moi-même mes 25 tableaux exposés », regrette Alpha.
Corine Pagny, artiste française l’a rencontré dans la jungle où elle a organisé une exposition avec lui : « c'était très folklo, mais l'idée était de faire venir dans le camp des gens qui n'y avaient jamais mis les pieds. L'art comme prétexte! Une vingtaine de tableaux était exposée et il y avait aussi des œuvres d’artistes français ». Corine et Alpha ont organisé deux nouvelles expositions à Paris et à Londres les 21 et 22 novembre dernier. Une belle manière de traverser les frontières et de créer des ponts entre la France et l’Angleterre sur la thématique de la migration. Un sacré paradoxe aussi : faire voyager des œuvres et interdire la circulation de leurs auteurs.
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Alpha a quitté la Mauritanie en 2005 durant un énième coup d’Etat militaire. C’était déjà la troisième fois qu’il quittait son pays, discriminé et en danger de mort en tant que noir et en tant que Peul, une ethnie minoritaire. Les deux premières fois il s’était réfugié au Sénégal, pays voisin. En 2005 s’en est trop : il prend le bateau pour rejoindre le vieux continent où son grand-père, tirailleurs mauritaniens, est mort au combat « pour la France » durant la seconde guerre mondiale.
Trompé par les passeurs, il est lâché sur les côtes Syriennes et pas en Europe. De là commence un périple de 7 ans avant d’arriver en France. Il a habité tour à tour en Turquie, en Grèce et en Belgique. Sans papiers, Il travaille, apprend les langues et se forment à plusieurs métiers : pêcheur, animateur dans un hôtel, menuisier métallique, traducteur français-turc-grec. A chaque fois, il fuit l’insécurité, la misère ou l’illégalité imposée. Arrivé en France en 2012, sa condition de « sans-papiers » l’enfonce dans la précarité. Il tente de rejoindre l’Angleterre. Vaines tentatives.
Tous ces coups durs, toutes ces fuites en avant, Alpha les raconte l’air jovial. Il ne s’apitoie pas et en rit : « En Grèce, à l’aéroport au moment de prendre l’avion avec de faux papiers, tous les policiers essayaient de me tester. Il me saluait en disant « Yassou » (il mime avec sa tête) pour voir si j’allais répondre en grec. Si tu réponds en grec, t’es piégé ! Ils comprennent que tu as vécu là et que tu n’es pas un simple touriste. Je connais tous les trucs ! ».
A Calais depuis un an, il a connu les anciennes Jungles et leurs expulsions. Aujourd’hui, il se trouve avec les 6000 autres migrants, dans la « new jungle » à 6 kilomètres du centre-ville. Il est demandeur d’asile en attente de son recours à la Cour Nationale du Droit d’Asile, pour la seconde fois. A croire qu’il y a des bons et des mauvais réfugiés. « Pour l’Etat, seul les syriens ont le droit d’être réfugiés », assène-t-il. Plus de 90% des syriens obtiennent effectivement l’asile. Pour les autres nationalités, comme les soudanais, c’est plus compliqué, pour les mauritaniens, c’est quasiment impossible. « Mon pays était en guerre quand je l’ai quitté, il y a 10 ans. Les français l’ont oublié. Je ne peux pas y retourner du jour au lendemain. Si dans 10 ans la paix revient en Syrie, l’Etat français dira aux syriens installés ici de rentrer chez eux ? »
Alpha ne reçoit aucune aide étatique, il bénéficie de rations alimentaires via les ONG et le réseau associatif. « Le plus dur dans la jungle c’est le froid et parfois le manque de respect de certains. Tout se sait ici. Personne n’a d’intimité ». Les gens se scrutent. L’ennui et le désespoir favorisent l’intolérance et les bagarres. Mais ce sont aussi les visites inopinées de la police en civil et la surveillance des plus actifs du camp, qui créent des tensions. Ceux qui animent le camp sont assimilés, par la police, à ceux qui le gangrènent.
Selon Alpha, le futur camp d’Etat qui hébergera 1500 personnes d’ici janvier 2016 ne l’accueillera sûrement pas. « Nous sommes 6000 réfugiés ici. Qui fera partie des 1500 ? ». Les mauritaniens et autres nationalités jugées non prioritaires ne seront pas choisies en premier. Pourtant, de fait, tous les habitants de la jungle vivent le même calvaire. De quoi aviver au sein du camp les tensions entre communautés.
Quand on lui demande ce qu’il ferait s’il avait des papiers en règle, Alpha est catégorique : « Etre sans papier c’est terrible. On n’est rien, même pas une personne. Je veux quitter la jungle. Ce n’est pas une vie ici. Quelqu’un d’autre prendra la relève pour l’école. J’aimerais bien exposer d’avantage. Mais je ne quitterai pas Calais. J’ai noué des liens, j’aime bien cette ville ».
Alpha jette un œil sur l’école et sur son baraquement où il a écrit « La maison bleue sur la colline ». C’est vrai qu’on y vient à pied et qu’elle est légèrement en hauteur, sa maison aux allures de case africaine avec un toit de chaume. Mais Alpha n’a pas jeté la clé. La jungle n’est pas un coin de paradis.
Thomas Loubière et Céline Barré