Récemment, la pandémie de Covid-19 et ses mesures de protection obligatoires (confinements, ralentissement des activités, port du masque) de mars 2020 à mai 2022 a rendu compte d’une “fatigue pandémique”. Elle a rendu saillante la souffrance des soignants et mis en exergue la vulnérabilité des services hospitaliers dans sa dimension la plus collective.
Il s'agira ici de comprendre que la fatigue a une histoire socialement construite : un état qui n’a cessé de changer de représentation et de définition depuis le moyen-âge.
Georges Vigarello, historien du XXème siècle, retrace dans un ouvrage finement documenté l'Histoire de la fatigue comme une multitude d’étapes successives d’une ontologie toujours mouvante, malléable selon les contextes socio-politiques et géographiques. Si elle peut se traduire par une diminution du pouvoir fonctionnel, accompagnée de multiples sensations, son état ne résulte pas strictement d’un fonctionnement excessif de notre organisme.
Comment appréhender ce phénomène sensible qu’est la fatigue ? A l’aune de quels indicateurs peut-on évaluer ses effets sur le collectif et ses origines si la sensation que provoque la fatigue est un vécu interne aux individus ?
Nous ne reviendrons pas sur l’exposé détaillé de l’histoire de la fatigue conduit avec brio par Vigarello mais plutôt sur l’explication de la valeur psychique de la fatigue que nous connaissons.
Il s’agira de comprendre le déplacement opéré dans l’histoire, d’une fatigue provenant du labeur physique honoré à une fatigue plus diffuse. Ce tournant majeur psychique s’illustre aisément dans la tertiarisation de l’économie à propos du “burn-out”, affiché comme maladie professionnelle du XXIème siècle. Enfin, nous interrogerons le statut du travail et les nouvelles modalités d’expression de soi, du rapport au monde de plus en plus médiatisé par l’usage du numérique.
Si dans l’histoire, elle a été l’enjeu de compréhensions théoriques et épistémologiques différentes, nous aborderons le rapport entre la fatigue physique et psychique. Notre anxiété moderne au XXIème prendrait la figure de nos modes de consommation, notre rapport à la nature, dans laquelle elle se déploie. Une mise en cause des interactions (interpersonnelles ou numériques) et du modèle individuel est mise sur le devant de la scène.
La fatigue, un fait sensible
Au Moyen-âge, la fatigue du combattant est un honneur. Si le chevalier est un conquérant heureux fatigué, c’est au sein de l’univers des Lumières que cette dernière devient symptomatique. La nouvelle science donne le caractère de la fatigue médiée par les “nerfs”. La représentation n’est plus de l’ordre des humeurs mais s’affine dans une corporéité plus précise dont les organes et les membres sont directement mis en cause. Le défaut de stimulation des nerfs, ou encore l’apparition de l’idée d’excitation nerveuse peut indiquer une médicalisation de la fatigue comme on peut en souligner le caractère pathologique au XXIème. Cette représentation de la fatigue déjà “moderne” pose le problème de la sensation.
A partir du siècle des lumières, la fatigue s’individualise en étant le résultat d'un phénomène plus intime. Nous le retrouvons notamment dans les récits des aristocrates. Vigarello cite le récit de la baronne D’Oberkirch dans les années 1780, visitant Versailles à trois reprises et dont la vie de cour l’épuise. Dans un récit précis, elle dévoile que les robes à paniers “d’un poids énorme” et les “longs soupers” la mettent à l’épreuve dans les fastueuses soirées qu’entretiennent l’art royal de Louis XVI. [2]
L’aiguisement de sa sensibilité à la fatigue, bien que bourgeoise, démontre une originalité du propos. Vigarello tente d’énoncer que les récits du “soi” aux journaux intimes marquent l’enjeu de sensibilité. L’éprouvé prend une place considérable au milieu du XVIIIème siècle si bien que l’univers domestique doit être repensé. Toujours selon le ressenti des élites qui n’ont guère à se soucier de l’argent pour “moderniser” leur espace domestique.
Le récit individuel insiste sur les incommodités de cet état durable ou passager qui fait l’objet d’un recensement minutieux de la part de James Beresford dans l’ouvrage Les Misères de la vie humaine ou les gémissements et soupirs (1809). Le lit trop court ou étroit provoque des crampes et des crispations tandis que l'impossibilité de faire valoir la fatigue lors de longues soirées vêtus gêne les sens de ces nouveaux fatigués. Face à ces désagréments, la bourgeoisie se presse de réaménager les surfaces et les intérieurs dans lesquels ils sillonnent.
En 1765, un inventeur propose un mécanisme pour éviter que les “cheminées ne fument”[3] et que les gorges des invités s'assèchent. Les mobiliers se raffinent proposant des tiroirs, et autres plateaux qui permettent aux femmes de se maquiller dans un “agencement utilitaire". La table de toilette coulisse, en s’ouvrant, elle invite à un meilleur soin de son corps. L’art mécanique du mobilier permet aux plus aisés de faire l’économie de leur fatigue. Ils tentent de se défaire de la sensation désagréable qui leur est incombée.
Dès lors, un nouveau répertoire physique se déploie autour de la sensibilité : de la perte d’excitation à la tension intime, aux nouvelles impulsions faisant du corps un prolongement réactif jusqu' aux stimulations et aux vibrations qui lui sont externes. George Cheyne écrivait en ce sens : ``Il y a des personnes qui ont les fibres fort vives, prêtes à la vibration et si élastiques qu'elles tremblent violemment par le moindre mouvement." (1720).[4]
La tendance tourne autour d’un corps devenu “électrique” car nervuré. Si bien que l’explication portée par Vigarello sur cette période de l’histoire tend à nous rapprocher de notre représentation de la fatigue actuelle, concernant des sollicitations numériques. Je cite : “comme celle d'un épuisement par excès d'excitation ou de nervosité.”
Un déplacement cartésien : de la fatigue physique à la fatigue psychique
Au XXème siècle, Vigarello constate un déplacement dans l’expérience de la fatigue : c’est l’univers de l'exploration de soi qui projette la fatigue comme un fait global bousculant l’existence de chacun. Si le XIXème siècle a insisté sur les effets organiques, nerveux et de l’atteinte au corps, les conditions matérielles du XXème siècle ont délivré relativement les corps de contraintes et un report de la fatigue s’est observé sur le plan psychique. La diversification des analyses du sujet, bien qu’elles ont souvent été portées dans le champ du travail, ont rendu le sujet de la fatigue plus problématique. L’instauration de congés payés en 1936 ou encore l’allégement de charges lourdes à porter grâce à l’utilisation de la machine ouvrière n’ont pas effacé les états d’épuisement.
Comment s’est opéré ce tournant significatif jusqu’à aujourd’hui ? Nombre de pratiques ont révolutionné les espaces et les durées. La voiture, le train ou l’avion, à partir des années 1930, dans un usage de plus en plus généralisé a induit de nouvelles conduites. La vigilance doit être accrue pour contrôler ces nouveaux flux : la tendance partant de l’organique à l'intime s’est développée. La fatigue semble mobiliser l’ensemble de la personnalité dont les voies de rapport au monde se font désormais tentaculaires.
Après la première guerre mondiale, l’Industrial Fatigue Research Board[5], créé par le gouvernement anglais, fait entendre le travail du psychologue Charles Myer “La fatigue musculaire dans les ateliers ne peut être isolée, comme dans les laboratoires, d’influence active telle que l’habilité, l’intelligence, elles-mêmes dépendantes du fonctionnement normal des centres nerveux [..] L’augmentation de l'intérêt, l’excitation, l’influence de l’émotion ou de la suggestion peuvent soit empêcher les manifestations de la fatigue, soit provoquer la reviviscence de l’activité mentale et musculaire.” La fatigue se généralise, elle trouble les caractéristiques psychiques. Nombreux sont les travaux qui se sont concentrés sur l’étude de la fatigue industrielle et ouvrière dont les gestes répétitifs mènent à l'épuisement ou à l’ennui. Mais, il ne s’agira pas ici d’en proposer l’explication. Notons que Georges Vigarello en a établi l’analyse.
Les interactions interpersonnelles dans ce déplacement sont évaluées comme un facteur déterminant. L’école de sociologie de Chicago, sous l’influence de l'interactionnisme, a conduit des expérimentations entre 1927 et 1932 au sein des ateliers Hawthorne approvisionnant le matériel téléphonique de la société Belle. Cinq employées sont réunies dans une même salle, “la Test Room”, pour réaliser leurs missions. Elles ont le droit à des consignes claires. Elles peuvent échanger entre elles, prendre diverses pauses, la collation y est autorisée. Le temps de travail diminuant, la sensation de détente apparaît. Le rendement au travail augmente paradoxalement pendant plusieurs mois. Pourtant, ce fonctionnement ne dure pas dès lors que des tensions interpersonnelles adviennent entre les employées. Les événements familiaux comme le mariage viennent perturber leur travail de manière objective. Expérimentation faite sous l’égide du sociologue Elton Mayo, il observe l’influence des relations psychologiques étendant les limites de la fatigue. Les relations entre le personnel et les cadres qui tentent de déterminer l’attitude morale, l’efficience du salarié minent le bon fonctionnement et l’autonomie de l’entreprise.
Sans tomber dans le péché de l’anachronisme, un autre exemple au XXème siècle entre en corrélation et insiste sur la causalité genrée de la fatigue. La particularité du travail féminin est narré dans le roman de Claude Piggy, en 1938 : La fatigue de Marie Tavernier.[6] Entre le cumul des tâches domestiques et les réponses au téléphone, Marie n’attend plus “qu'un long repos long de tous”. Elle est une mère surmenée, une épouse fatiguée par ces dimanches écourtés où elle doit se contraindre aux tâches ménagères et à la balade dominicale en famille. Originalité de la fatigue interne entre le travail et les contraintes familiales, Marie retrouve le sourire quand elle amorce une relation intime avec un jeune collègue avec qui elle se libère de mœurs rigides : “Il faudrait de grandes joies pour oublier de grandes fatigues”. Ce n’est pas tant l’émergence d’une tolérance à l’égard d’un érotisme féminin plus sulfureux, et le statut du travail féminisé qui est soulevé. Mais aussi, la reconnaissance du relationnel, de l’affectivité comme étant des facteurs déterminants et traditionnellement genrés à ce déplacement psychique. Récemment, ce phénomène peut se traduire par l’expression de “la charge mentale, affective, et sexuelle” qui pèse sur les femmes dans des relations majoritairement hétérosexuelles.
[1] En position latérale de sécurité
[2] Henriette Louise de Waldner de Freundstein baronne d’Oberkirch, Mémoires sur la cour de Louis XVI et la société française avant 1789, Paris.
[3] Nicolas Gauger, La mécanique du feu, ou l’Art d’en augmenter les effets et d’en diminuer la dépense (1713)
[4] George Cheyne, Règles sur la santé et sur les moyens de prolonger la vie, (1724) Castanet, Michel D’Orions
[5] Industrial Fatigue and the Productive Body: the Science of Work in Britain, c. 1900–1918 | Social History of Medicine | Oxford Academic
[6] Histoire de la Fatigue, Vigarello