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Billet de blog 19 février 2023

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La fatigue, un mal français ? (2/2)

Dans la chambre parlementaire ou à coucher, la fatigue est tentaculaire. Tantôt démocratique ou individuelle, elle semble s'immiscer dans tous les lieux. Ici la partie 2 de : "La fatigue, un mal français" Les enjeux de nos conditions de travail : peut-on prétendre qualifier les français de flemmards ?

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Le cas du Burn-out : quand le déni de fatigue brûle

“J’ai fermé mon compte. Mail, sms, whatapps, linkedin, twitter, instagram...c’est trop, je sature”.[7] Voici les termes de Monsieur M, par messages interposés, 45 ans, haut cadre de la société des chemins de fer français. Insomnies, fatigue chronique, migraines, délitement du lien social jusqu’à la rupture me sont rapportées dans notre lien.

Proche d’un burn-out, ce dernier est nié dans chacune de mes réponses, intégrant le déni comme symptôme criant à l’égard d’une lassitude que j’ai vu s’installer. Si dès 1987, le psychologue Herbert Freudenberger introduit la notion d’épuisement professionnel dans sa discipline et alerte : “Pourquoi tant de nos concitoyens parmi les plus brillants et les meilleurs se sentent-ils insatisfaits ?”.[8] Il est impossible de considérer la seule trajectoire individuelle comme étant à l’origine de notre vulnérabilité psychologique. Dans son ouvrage L'épuisement professionnel : la brûlure interne (1980), il associe au burn-out un individu “brûlé” dont les idéaux impossibles surgissent au cœur de l'épuisement, empêchés de se réaliser, jusqu’à ce que s’en suive un effondrement capacitaire de individu touché. Bien plus tard en 2016, l’Académie de médecine rédige une liste de raisons inhérentes au burn-out : “exigences du travail, exigences émotionnelles, manque d’autonomie, manque de soutien social, et de reconnaissance, conflits de valeur, insécurité de l’emploi”.[9] Cependant, le diagnostic de ce syndrome reste difficile à établir, peut être invisible et traité de façon inadéquate. Selon la Haute Autorité de Santé, les symptômes n’étant pas spécifiques au burn-out doivent être appuyés d’un diagnostic des conditions de travail par le médecin pour écarter d’autres pathologies mentales. (Rapport Gollac, Bordier)[10]

L’enjeu des modalités du travail : du la numérisation au management

Au-delà de l’idée d’une “anxiété moderne”, il conviendrait d’engager une analyse plus acérée concernant la transformation des conditions de travail au sein desquelles l’épuisement professionnel naît, et là où se croisent les fatigues psychiques pré-jugées individuelles.

En France, les formes du travail depuis l'avènement de l’industrialisation ont progressé au cœur d’une économie de services : la “tertiarisation”.

La place des nouvelles technologies d’informations et de communication de flux direct  s’est amorcé avant tout par un appui plus important de la machine - au sens générique du terme - dans les processus industriels, et du quotidien. Le geste répétitif du système fordiste a laissé place à une vigilance accrue aux signaux informatiques pour l’ouvrier. La relation homme-machine s’est orientée “dans le sens d’une démanualisation”[11] et d’une sollicitation quasi-mentale, prenant le pas sur la motricité de l’ouvrier de son activité mécanique, ou artisanale.

Les signaux, la communication, les codes, et alarmes technologiques interviennent massivement dans l’augmentation de la sollicitation de notre conscience.

La quantité d’informations à engranger pour l’individu est limitée : la charge informationnelle se mentalise davantage, dépasse les seuils d’attention. C’est ce que m’indiquait Monsieur M, ne se rendant plus compte de son épuisement, en fermant un de ses comptes pour ‘alléger sa charge mentale” D’un autre point de vue, l’extension de la numérisation de l’environnement de travail s’accompagne d’une opportunité de surveillance imposant une domination managériale plus invisible : “A chaque instant, les algorithmes permettent de savoir où chacun est, calculent le temps mis par chaque salarié pour accomplir chacune des tâches élémentaires et repérer ainsi les éventuels temps morts”[12] dénonce un employé du géant Amazon.

Ce constat se réitère quand le travail “s’ubérise” ; lorsque les employés deviennent auto-entrepreneurs au service de plateformes dont ils ne connaissaient de leurs dirigeants ni les ordres, ni la voix. Les livreurs affiliés à une plateforme de commande ne fixent pas leur propre prix : ils n’ont rien d’auto-preneurs que le statut. Sous une apparente autonomie, l’interface de mise en relation au client par l’algorithme de l’application rend les coursiers d’entreprises comme Delivroo, Ubereats comme prisonniers et précaires d’une activité aux modalités souvent arbitraires et aléatoires.

Dans un autre secteur de relation de service, l'hôpital public craint le management rigide, administratif qui incombe aux professionnels de prendre en charge sur le temps de la prise de soin des patients. Aujourd’hui, la “crise de l’hôpital” qu’évoquent quelques responsables politiques rate sa cible : les politiques du new public management ne participent d’un phénomène à l’origine de la définition de “crise”; mais bien d’un système de soins structurellement (dé)organisé dans lequel les soignants partent de plus en plus. La crise, en ébranlant ce système, rend visible précisément les failles et les conditions professionnelles de  sa structure interne.

Les modalités du travail se dressent également en responsables d’une fatigue où la charge mentale a pris le pas sur le rapport matériel de l’épuisement. Beaucoup plus diffuse et prolixe, la fatigue est une ontologie à elle-même. La diversification de cette dynamique s'accroît autant que les crises échauffent la vigilance humaine à riposter, trouver des solutions, imaginer le futur.

“Une épidémie de flemme”, le fragile moral des français ?

Peut-on prétendre qualifier les français de flemmards ?

Si l’on en croit la récente enquête menée par l’Institut Jean Jaurès en partenariat avec l’IFOP[13], les françaises et les français seraient devenus flemmards, frappés par une démotivation insistante. Selon eux, un français sur trois serait moins motivé qu’avant la crise sanitaire. Le titre parle de lui-même : “Epidémie de flemme : quand une partie des français a mis les pouces”. Les français se tourneraient donc les pouces, bien allongés dans leurs chaussons, victimes d’un “ramollissement généralisé”. L’objectif affiché du Think Thank est de mesurer l’impact de la crise sur la motivation et le rapport des individus à l’effort. On peut lire quelques indicateurs illustrant leur thèse : les salles de cinéma sont à moitié vides, les lieux culturels peinent à recevoir (si ce n’est des actions militantes), et le bénévolat semble subir une crise de générosité. Pourtant, rien n’évoque le prix élevé des places de cinéma face à la concurrence déloyale des plateformes de streaming, l’inflation et la précarité alimentaire en miroir, sou une analyse sociologique du temps libre dans le monde associatif…

L’article conclut que leur étude confirme l'hypothèse “d’une fragilisation mentale accrue” et d’une “perte de résistance psychologique dans la jeune génération pour faire face aux événements et aux aléas de la vie”. Pourtant, en ce mois de novembre 2022, de nombreuses actions de résistance, de désobéissance civile ont pris le visage d’une jeunesse militante bien motivée.

Le propos que j’ai tenté de développer jusqu’ici s’attache à comprendre l’idée qu’il peut être entendable  de ressentir une fatigue diffuse sans pour autant en conclure à une “instabilité émotionnelle” comme évoqué par Jérome Fourquet et Jérémie Peltier.

La prégnance de l’autonomie et de sa responsabilité individuelle bute sur la difficile injonction  parallèle sur les individus à se tenir résilients face aux événements critiques. Je renvoie notamment aux travaux d’Alain Ehrenberg, sociologue, directeur de recherche au CNRS ayant publié l’ouvrage La Fatigue d’être soi. Par une réponse critique à Robert Castel en 2010, il illustre sa vision concernant “les  significations sociales de l'autonomie” en dépassant l'opposition du libéralisme et de l’antilibéralisme.[14]

Pour conclure, une double pression semble s'opérer. Une des solutions face aux mutations structurelles induites par le dérèglement climatique semble idéalement proposée par l’approche de la “résilience”. La capacité à rebondir et à s’adapter implique aussi une acceptation de ces catastrophes. Par ailleurs, être appelé à faire preuve de résilience joue sur la transformation du contrat social à propos de la sécurisation des territoires par les Etats. Précisément où la menace climatique (GIEC, 2011) vient bouleverser la stricte “habitabilité” du monde. La mise en récit du drame écologique au cœur du dispositif continu “d’actualités” des médias nationaux provoquerait à répétition un sentiment d’anxiété. L'institut Jean Jaurès propose néanmoins une lecture originale de la “fatigue informationnelle”[15] face à la médiatisation de ces risques et actualités - littéralement - brûlantes.

7 - Illustration discursive d’un témoignage personnel

[8] Herbert Freudenberg, L'épuisement professionnel : “La brûlure interne” (1980), Morin.

[9] Jean-Pierre Olié et Patrick Légeron “Rapport sur le burn-out”, Bulletin de l’académie nationale de la médecine (23 février 2016)

[10] Le Collège d’expertise sur le suivi statistique des risques psychosociaux au travail (travail-emploi.gouv.fr)

[11] Traité de sociologie du travail, Thierry Pillon et François Vatin (2003)

[12] Les algorithmes chassent tout du rapport humain. TAF, travailler au futur (2020)

[13] Grosse fatigue et épidémie de flemme : quand une partie des Français a mis les pouces - Fondation Jean-Jaurès (jean-jaures.org)

[14] Société du malaise ou malaise dans la société ? - La Vie des idées (laviedesidees.fr)

[15] Les Français et la fatigue informationnelle. Mutations et tensions dans notre rapport à l'information - Fondation Jean-Jaurès (jean-jaures.org)

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