Tu n’as jamais été si proche de moi. Et pourtant ta réalité est si différente de la mienne. J’ai un toit au dessus de ma tête, du savon et de l’eau courante pour me laver les mains, une connexion internet, des médecins disponibles pour m’aider si besoin. Aujourd’hui, comme depuis des années, ma honte et ma rage sont grandes. Car ce confort si élémentaire est un luxe que tu ne connais plus.
Ma soeur, ce matin je te sais frissonnante de froid, de colère et de peur. Tu vis dans le camp de réfugiés de Moria à Lesbos, le plus grand d’Europe, aujourd’hui qualifié de “bombe sanitaire” à retardement. [1] Que dis-je, tu ne vis pas, tu tentes de survivre. Ici, tu partages un robinet avec un millier de personnes, et une tente minuscule avec une dizaine d’autres résidents. Malgré ces conditions de vie cruelles, destinées à te faire croupir puis renoncer, tu gardes ta dignité comme un trésor précieux que rien ni personne ne pourra jamais t’enlever. Tu as déjà tant perdu: ta terre natale, tes proches, l’espoir, la promesse d’une vie meilleure. Mais tu te tiens forte, debout, tête haute, regard droit, et par ta posture même, tu viens nous rappeler: une vie vaut une vie. Je t’admire, héroïne et combattante de l’invisible, prisonnière d’une forteresse que régit la peur.
Ton souffle est porté par le vent frais de la mer. Il s’envole par-dessus les grillages et les barbelés, secoue les oliviers, perce la chape de plomb récemment scellée sur le camp, se fraye un passage au-travers des frontières closes. Il nous met en garde contre ce qui vient. Contre cet inévitable que nous aurions pourtant pu empêcher. Car c’est à l’épicentre de la vulnérabilité et de la souffrance que la pandémie qui paralyse le monde frappe le plus fort. Alors, devant l’urgence d’agir, de mettre à l’abri, d’évacuer ce foyer certain de maladie, il a été choisi de confiner, d’enfermer, d’isoler davantage. Quelle étrange stratégie que d’attendre de se retrouver impuissant. Ma soeur, j’entends ton cri qui me transperce de toute part, et une question me martèle: mais qui décide, au moment même où j’écris, de ne pas déployer toute l’aide nécessaire pour sauver ta vie ?
Je pense à toi, à ton pays perdu, à ton chemin d’exil, à tes rêves noyés, à ton quotidien en enfer, à ton courage infini. Je pense à la solidarité en Europe que l’on dit renouvelée, à ton sanglot que ceux qui jouent à la guerre ne daignent pas entendre, à ton appel à l’aide que ceux qui devraient te protéger refoulent au nom de la santé de tous, ignorant la tienne.
Ma soeur, par cette lettre je fais le voeu que ta voix ne cesse jamais de porter. D’ouvrir les yeux de ceux qui ne voient plus ou ne veulent plus voir l’injustice. De donner du courage à tous les citoyens, activistes, humanitaires, soignants, journalistes et écrivains qui luttent pour l’accueil et la protection des personnes en exil. Tous les combats sont liés. Et aujourd’hui plus que jamais nous sommes liés les uns aux autres. Personne ne peut être protégé tant que d’autres sont abandonnés. Le camp de Moria semble peut-être loin de nos préoccupations, il est pourtant l’enjeu premier de cette crise sanitaire que nous traversons. Pour une fois, nous sommes tous ensemble dans le même rafiot. Et si l’inaction perdure, s’ils abandonnent et laissent mourir encore, nous coulerons ensemble.
Après toi, répétons encore: une vie vaut une vie.
[1] Clémentine Athanasiadis. Grèce : le camp de réfugiés de Moria, "bombe sanitaire". La dépêche, 22 mars 2020. https://www.ladepeche.fr/2020/03/22/grece-le-camp-de-refugies-de-moria-bombe-sanitaire,8813297.php