Dimanche 31 mai 2020.
Hier la fusée de SpaceX à décollé de Canaveral en Floride, marquant le premier vol habité par une entreprise privée. Un mélange de honte, de colère et de chagrin m'étrangle. Des scientifiques, les plus instruits d'entre nous, habillés par un styliste d'Hollywood partent représenter l'Amérique sur une station spatiale et ne désespèrent pas de donner envie aux jeunes générations de voler à la conquête de l'espace, au moment où les années sur terre sont compter. Une terre dont nous connaissons si peu de choses, à commencer par les gestes essentiels à la préserver.
Je me suis insurgée contre la pétition qui suit au moment où elle a été initiée. Cette révolte minuscule, même sincère, me semble aujourd'hui bien futile comparée de la nécessité de faire bloc face à ces fous dangereux qui dirigent le monde et nous précipitent vers l'abîme. Aurélien Barrau est le seul à ma connaissance à avoir exprimé haut et fort la honte que représentait ce vol habité vers une station spatiale en 2020.
J'espère que nous serons bientôt des millions.
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Un rayon de soleil peut dissiper les pensées les plus noires avant qu'elles ne reviennent dans la nuit. Une insomnie, les images défilent plus ou moins cohérentes dans le noir et le silence de la chambre. Il serait inutile, mortifère de les dissoudre dans les faisceaux d’un écran, d'interrompre leur déploiement sans pour autant en dissiper l'amertume. Je renonce au sommeil et accepte de descendre... Le monde s’effondre.
Chaque jour est plus inquiétant que le précédent, je progresse et pourtant le sentiment d’approcher de quelque chose s’éloigne non d’un but mais d’un espace où reprendre des forces. Sous le déluge des nouvelles la vue se brouille, chaque étape est plus pénible, confuse, le ciel se charge encore, les voix grondent, tous les signes invitent à rebrousser chemin alors que de toute évidence je ne le peux pas. Nous ne le pouvons pas.
Les explorateurs, les aventuriers dans les films, les chercheurs, artistes, scientifiques, tous ont pensé un jour pour se donner du courage au terme de longues semaines d’errance, découragés de voir l’objet de leurs quêtes hors de portée : « Nous n’avons jamais été si près du but ». Cette pensée toute naturelle vient à l’esprit quand la décision est prise d’aboutir un travail, de se livrer radicalement à un projet, à un rêve, une œuvre. Elle est aujourd’hui en cendres. La notion de bon sens est brouillée. L’opiniâtreté ne promet pas de résultat, le sérieux de crédibilité, le dévouement d’estime de soi, l’étude de compréhension, l’assiduité de progrès…
Cependant une pulsion de survie persiste, un désir plus ou moins rationnel de sauver le monde. Pour qu’un tel désir s’exprime, qu’il soit suivi d’actions concrètes à nos propres yeux, encore faut-il embrasser des notions aussi variées que l’économie, la politique, la sociologie, le droit, avoir une vue d’ensemble la plus large possible de notre société, de notre monde, abattre toutes les cloisons agencées entre l’être le plus simple et des empires. Qui peut réaliser un tel exploit ?
Inspiré par le sentiment le plus dépouillé, un être simple aux mains nues porté par les rudiments de l’humanisme, contraint à un genre de pragmatisme coopératif, un être hébété devant l’ampleur de la tâche hurle dans le vide, comme dans les rêves, toutes ses forces tentent d’expulser une voix qui ne porte pas.
L’ère du numérique fait miroiter que des groupes amplifieront peut-être ces idées que nous portons. Nous nous rassemblons par kilos sur la toile et par ce procédé devenons militants malgré soi. Emportés par le flot des messages, leur rapidité, leur impact potentiellement immédiat, nous ne pouvons plus nous payer le luxe de produire une pensée construite, même à la hâte ; il nous faut au plus vite faire des choix, épouser la ligne de pensée du groupe qui aura pris le temps de l’habiller, de la défendre auprès d’autres groupes de la même envergure, de la colporter par des moyens que nous ne possédons pas. Peu de statuts sont alors disponibles en rayons, soldat, pigeon messager, militant du numérique ayant pour mission de retweeter et signer des pétitions pour occuper l'espace.
Ou alors se résoudre à sectionner le cordon qui nous relie à la collectivité mondiale pour retourner à une dimension plus modeste où nous accomplirons des actes moins glorieux que d’être sur tous les fronts, marcher, contempler, travailler autrement, préparer notre survie, celle du vivant, commettre cette chose toute simple et redoutée : un choix.
Le temps passé sur internet est disproportionné en comparaison de ce qu’il apporte de connaissances. Nous nous informons, d’accord, mais prenons à la fois de plein fouet en un temps record des nouvelles aussi gigantesques que la fin annoncée de la civilisation, le nombre de morts quotidien de la faim, la sauvagerie exercée sur des innocents, des militants, la bêtise crasse et offensive des dirigeants, les incendies incontrôlables qui ravagent des mois durant populations, habitations, faune, flore sur des espaces grands comme des villes… Ces chocs annulent presque la moitié des informations qui avaient contribué à nous éclairer sur notre situation ; au moment d’échanger avec quelqu’un nous relatons les crimes et observons que nous avons perdu le fil des mécanismes qui les ont permis…
Pourtant nous continuons, nous y revenons, incapables de débrancher la machine. Comme si nous ne pouvions souffrir cette part d’ignorance inhérente à toute résolution : stopper reviendrait à consentir à ignorer tout un pan de la réalité, comme nous en ignorons pourtant tout un autre en restant connectés H24.
Les sentiments les plus contradictoires nous traversent dans l’avalanche, parfois une prise se présente et nous la saisissons, une petite victoire nous permet de souffler avant de poursuivre la dégringolade.
Ces victoires, ces réflexes, ces gestes opportuns vécus puis oubliés avec les jours sont silencieux, anonymes, intimes. Ils ne sont pas sur la toile. En public il n’y a pas de courage à afficher, d’apparences à préserver, de promesses à tenir. Ces vertus sont projetées maladroitement par les systèmes de communication sur les êtres/personnages comme des vernis appliqués sur une matière inadaptée qui s’écaille à la lumière.
Nos convictions, nos espérances, toutes ces choses un peu naïves, abstraites et changeantes reposent aujourd’hui sur la visibilité, la popularité, salissant un peu plus notre innocence précaire. Les messages sont applaudis et les messagers identifiés le plus souvent par un logo ou un portrait qui ne vieillit pas. La différence entre un nom et un pseudonyme est de moins en moins évidente. L’autorité ou la crédibilité de ces messagers se mesure par des manifestations fluctuantes d’adhésions... Il faut chercher dans cette meule de foin l’aiguille, l’outil minuscule, une réalité, un récit, quelque chose qui nous lie à nos contemporains plus qu'à des hologrammes bavards.
La machine a appris à fabriquer de la pensée rapide. Elle fourre dans le réservoir des écrivains célèbres, des acteurs, des chanteurs, toute personnalité très populaire qui accepte de sauter dans le réceptacle, puis elle asperge de larges giclées aux esprits connectés. Les messages doivent être relativement courts, reprendre les mots du moment pour capter le lecteur et du discours doit émerger une phrase/slogan. Enfin la matière première est transformée en actualité aussitôt soumise aux réactions pour permettre son recyclage en objet de réflexion plus ou moins utile avant que le cycle ne soit relancé pour un tour : injection de célébrités dans le réservoir à propos de tout autre chose… La machine à discours tourne à plein régime.
A quoi répond ce besoin de faire appel à des stars pour promouvoir et valider la pensée nouvelle qui se construit ? Interpeller les puissants et dirigeants ? D’accord. Que doivent comprendre les citoyens à qui s’adresse également l’appel des 200 artistes et scientifiques ? Sont-ils invités à applaudir sur les réseaux sociaux ?
90% de la population mondiale n’est pas en capacité de prendre l’avion pour des raisons économiques, combien ne peuvent se loger, se chauffer ? Cela n’en fait pas pour autant un groupe de citoyens vertueux sur le plan écologique évidemment. Nous savons que le train de vie des plus riches explose leur empreinte carbone plus que celui de la moyenne de la population mais qu’en revanche ils ont les moyens financiers nécessaires à changer leurs habitudes, leurs modes de vie sans trop d’efforts, s’ils le voulaient. Autrement dit ceux qui portent la parole aux dirigeants ne sont pas les plus représentatifs des comportements de la population, de ses moyens d’adaptation, de ses habitudes, de ses contraintes… Les dirigeants le savent, nous le savons…
Le talon d’Achille de ce genre de tribune est que si elle permet à un certain nombre de gens d’adhérer à la cause, elle en révolte au moins autant par son absurdité. En plus d’être donnée en leçon elle met à nu une triste réalité que nous tentons de changer : les débats se mènent dans la complaisance au plus haut niveau de la pyramide. Monument réel ou imaginaire ? Sommes-nous vraiment tout en bas ?
Des stars de cinéma dont le genre artistique fait parti des plus chers, exigeant des budgets exorbitants quelle que soit la qualité de l’œuvre - un navet peut coûter cent fois plus cher qu’un bon film – habituées à vivre dans la lumière, terrorisées par la loi du temps au prix de millions dépensés pour atténuer ses ravages, leur métier exigeant que leur personnage soit inaltérable au mépris de la nature même de la vie ; comment ces effigies se retrouvent-elle à intégrer le bon sens auprès des dirigeants et des citoyens face à l’effondrement climatique ?
Comment se peut-il que la première classe s’isole à ce point de la seconde ?
Si j’osais, mais je n’oserai pas – qui suis-je ? – j’initierais l’Appel des 3 millions de terriens (à la louche) qui souhaitent remercier les 200 grandes personnalités de consentir à s'inscrire, avec nous, dans la nécessité de changement.
Quelle doit-être la réaction du lecteur devant ce genre de pétition signée par les gens les plus célèbres du monde qui ne représentent qu’eux-mêmes ? Quel message nous envoie Aurélien Barrau, prince irréprochable, ami des stars, confiant lui même ne pas croire au pouvoir des pétitions et n’en signer que très peu mais qui manifestement ne résiste pas à côtoyer dans l’enfilade de noms celui de Robert de Niro – qui y résisterait ?
Le scientifique nous invite à nous écarter de la ringardise et à revoir nos valeurs - à raison – semblant ne pas réaliser encore une fois que l’énième tribune signée par des stars en faveur de l’énième bonne cause si elle n’était pas criblée de paillettes laisserait apparaître son épaisse couche de poussière.
Le pire est peut-être qu’en prime nous ne pouvons critiquer ces initiatives inoffensives et bienveillantes et qu’il est à la fois impossible d’y adhérer. Nous sommes piégés par la beauté ostentatoire du geste.
« Un collectif de personnalités, dont Madonna, Cate Blanchett, Philippe Descola, Albert Fert, lancent dans une tribune au « Monde » un appel, initié par Juliette Binoche et Aurélien Barrau, aux dirigeants et citoyens pour changer en profondeur nos modes de vie, de consommation et nos économies. »
Si la situation n’était pas dramatique ce serait à mourir de rire. Pour les dirigeants d'une part, inaptes mais pas dupes, mais aussi pour ces millions de gens qui se coltinent le changement, renoncent à l’avion par conviction, à la viande sans pouvoir trouver des restaurations végétariennes abordables et à proximité, s'acheminent vers l'autonomie alimentaire, se mettent à la permaculture après cinquante ans tout en ayant sur les bras leur diesel...
Se réjouir ? L’initiative est belle, les célébrités se réveillent et nous réveillent. C’est beau.
Quelqu’un a-t-il la notice pour déchiffrer le message car certaines pièces ne s’emboîtent pas bien chez moi. Un tuto ? J’ai dans les mains un kit, j’ai compté toutes les pièces, elles sont au grand complet comme mentionné sur le carton mais l’objet monté ne ressemble à rien.
Le changement de vie est d’aller vers la simplicité. Moins de déplacements, moins de consommation de gadgets, moins de renouvèlement des objets de tous les jours, vêtements, High-tech, moins de transports individuels quand c’est possible, renoncer à l’avion au moins pour les circuits courts, aménager des maisons isolées et peu gourmandes en énergie quand on le peut, favoriser l’autonomie alimentaire, le jardin quand on le peut aussi… Marcher précisément sur le trottoir opposé à Hollywood.
Pourquoi cet appel n’est-il pas adressé à Air France pour soutenir un projet de reconversion en prestataire de service vert avec le même nombre de salariés ? Où sont les dons pour financer ces études ? Les films, les chansons pour soutenir de véritables projets de reconversion ? Pourquoi les stars ne se mobilisent-elles pas pour un cinéma sans avion, un green showbiz ? Pourquoi n’appellent-elles pas à boycotter les compagnies aériennes ? Peur de mettre les salariés au chômage ? Alors qu’attendent-elles de ces appels ? Que les citoyens se déchirent, qu’ils portent eux-mêmes la peur du chômage des salariés des grands pollueurs ? Des félicitations sans conséquences, voilà ce qu’on retient de ces tribunes.
Ce n’est pas le citoyen qui convertira Air France ou Boeing en prestataire vertueux, ni la signature de Robert de Niro malgré toute sa bonne volonté.
Le public anxieux à juste titre et impatient de savoir ce qui l’attend au terme des quarante années à venir se regroupe autour de ces stars du lendemain, phares dans la nuit, attend des réponses qui ne viendront pas.
Changer ses habitudes. Manger, se déplacer autrement, prendre du plaisir sans dépenser d’argent… Personne ne peut le faire pour nous. Faire des safaris photos dans les forêts près de chez soi plutôt qu’en Afrique, aimer un arbre comme soi-même, en faire usage avec respect, en planter si l’on est contraint d’en couper… des choses d’une simplicité telle qu’on n’ose même pas en parler autour de la table à nos retours de vacances.
Une simplicité qui multipliée par des millions pèserait dans la balance de l’économie, imposerait aux dirigeants de revoir leur copie et le fléchage de l’argent. On peut nous privé de transports en commun dans les campagnes au bénéfice des constructeurs de voitures, on ne peut pas nous imposer d’installer la 5G chez soi, on peut défigurer nos villes en y placardant des affiches publicitaires grandes comme des immeubles, on ne peut pas nous obliger à acheter un nouveau téléphone pour le fun ou une paire de basket à 200 euros, on peut tenter de nous détourner de l’essentiel, on ne peut pas marcher à notre place.
Tant qu’il faudra des stars de cinéma pour porter notre parole c’est que rien n’aura changé. Les hiérarchies, quelles que soient leurs bonnes intentions, articuleront l’histoire et videront nos actions de leur propres valeurs.
Déraciné et dirigé le lecteur est en plus sommé de résister, de s’engager, d’agir, de se battre, de se jeter dans le vide. Peut-être qu’il n’y a pas de fond... pourra-t-il seulement patauger un temps dans l’eau saumâtre avant de regagner la rive ? Il ne sait pas, il n’a qu’à sauter il verra.
Il peut aussi tout arrêter, couper le courant, arracher les fils, se déconnecter, s’effacer, quitter, disparaître.
A moins que porté par un souffle, une vieille rébellion, le refus de se résigner, cédant une dernière fois à la colère avant l’insurmontable fatigue, écrira-t-il un billet. Comme avant on écrivait des lettres sans compter le nombre de pages, porté par l’écriture au point d’en oublier à qui on adressait ces mots, juste avant de se rattraper pour s’enquérir si le destinataire va bien, manifester la joie que nous aurons de le revoir très bientôt avant de lui dire adieu.

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