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Billet de blog 5 janv. 2020

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Vœux 2020 - Être animal

Aujourd’hui je suis en convalescence des fêtes. Entre bains chauds et marches, je tente de reprendre les choses où je les avais laissées, de rassembler mes notes, mes projets... Dans un moment de calme je lis, pour garder un œil sur les sujets que je suis depuis quelques mois : les grèves, Julian Assange, les abus sexuels ou la toute puissance des dominants fabriqués par l’Occident...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Mon père descend de la région parisienne pour nous rejoindre dans le Lot à l'approche des fêtes. Dans la grande maison en pierre, sa chambre est prête, chauffée. Dès son arrivée il y dépose ses affaires et nous planifions vaguement la semaine ; ballades en campagne, ravitaillement en tout genre pour le petit déjeuner, bières pour le soir, nous passons sur les idées de repas que nous improviserons.

Il garde un souvenir impérissable d’une journée d’hiver passée dans les rues de Cahors. Cette année-là, la ville s’était munie d’une patinoire. Associée aux fêtes de fin d’année, au froid, aux patineurs emmitouflés dans le crépuscule, l’image était d’Epinal et le nostalgique ne désespère pas, chaque année, de la retrouver. Il sait que la quête est vaine, mais sans exception, à l’approche de Noël dans les rues de Cahors mon père lance : « Ça n’a pas le même charme que la première fois ».

Après la sieste qui suit son arrivée, nous nous mettons d’accord sur les deux après-midi que nous passerons en ville pour l’achat des cadeaux. Dès le matin les habitudes reprennent. Il sait où trouver la bouilloire et le café, pioche au hasard un sachet de biscuits dans les innombrables paniers qui envahissent la cuisine et vient s’asseoir à la table du salon, en prenant garde de ne pas renverser sa tasse. Je le rejoins, encore endormie, munie d’une tasse de thé aux épices indiens et m’assied en face de lui, sur une chaise légèrement inclinée pour profiter de la vue. Nous nous réveillons devant le spectacle de la vallée sous le brouillard et le givre, en devisant, car nous aimons nous moquer des mots soutenus.

Nous parlons des gilets jaunes, des grèves, de l’antipathie que nous inspirent Castaner et Macron. Il me raconte en détail de livre le Juan Branco que je lui ai offert au printemps, m’évitant ainsi de le lire moi-même. J’ai confiance en son interprétation et en mes nombreuses lectures d’articles de presse... Je lui demande de me rappeler la signification de quelques termes à propos des retraites, « répartition », « système à points » ne sont pas très clairs pour moi. Artiste/auteur aux revenus sous le seuil d’affiliation à l’AGESSA, je ne me sens pas vraiment concernée. Mais j’ai lu que le système à points ferait dériver les flux d’argent vers des caisses privées, banques et assurances, que leur redistribution à long terme est aléatoire ; et leur investissement prévisible dans les énergies fossiles serait une catastrophe sur le plan climatique, alors je me renseigne. Il me répond en mordant dans un biscuit imprégné de café, la tasse bascule, il la rattrape au vol. Et à ce propos, comment je compte faire pour ma retraite ?

« Je mets tout les mois une petite somme sur une assurance à la banque, qui me reversera je ne sais pas combien dans je ne sais pas combien de temps... il faut que je lise les papiers ». Ce fonctionnement est une redistribution privée, signale-t-il. « Je sais. Je n’ai pas d’autre option ».

Tout à fait réveillés, nous nous engueulons enfin sur l’immigration, les ghettos de la proche banlieue où je suis née et où il vit toujours. Cette campagne qu’il a vu se transformer en quartiers bétonnés et que j’ai fui en venant vivre ici. Je lui demande pourquoi il ne la quitte pas. Il ne sait pas. Ici, dans ce village classé où je vis depuis dix ans, les bâtiments de France doivent être informés des moindres petits travaux, à commencer par la couleur des volets. Concernant les énergies renouvelables, je lui répète les mots d’Etienne Klein qu’il écoute souvent : il n’y a pas d’énergie renouvelable, il n’y a que des transformateurs d’énergie plus ou moins polluants et plus ou moins recyclables... Je souligne qu'ici, avec les bâtiments de France, il faudra se lever de bonne heure pour passer à l’éolienne ! Là-dessus, nous déposons nos tasses dans l’évier. Cahors est à vingt-cinq kilomètres.

« Prenons ma voiture, j’ai le mal des transports, je préfère conduire, malgré le diesel ».
N’exagère pas ! S’il fallait faire attention à tout, on ne ferait plus rien ! assure-t-il. Sa remarque affectueuse ne soulage pas ma mélancolie.

Au volant, j’ai absorbé presque la totalité du livre de Branco. J’essaye de retenir deux ou trois noms, pour peaufiner ma gouverne au retour en pianotant sur le net. La Zone Industrielle Nord rompt momentanément le fil tranquille de la N20, un dédale de rues à double sens s’enroulent à présent autour des nombreux ronds-points aux abords du centre-ville, engorgé de voitures et de consommateurs. La fatigue m’étreint. Nous voilà coincés dans la procession de voitures qui se dirigent vers le pont Louis-Philippe.

Une dizaine de feus rouges plus loin, le grand parking-gratuit-les-30-premières-minutes nous accueille en face du nouveau cinéma, de là nous pourrons descendre la grande avenue jonchée de magasins jusqu’au théâtre, et faire un détour par les venelles qui contournent l’église.

Nous commençons par entrer dans une brasserie et poursuivre nos conversations autour d’un café, lassés par le trafic. L’établissement est en plein travaux, le personnel n’est plus le même, sans doute un changement de propriétaire. À la jeune fille qui vient prendre notre commande je demande aimablement : « Les patrons ont vendu ? » Elle sourit timidement : « Oui ». Nous n’en saurons pas plus.

Devant une tasse minuscule, mon père, 1m87, 90kg, raconte en détail le dernier film qu’il vient de télécharger, un dialogue entre Michel Houellebecq et Gérard Depardieu échoués dans un centre de cure thermale. Il me décrit le corps de Depardieu, paré d’une serviette de bain, son ventre énorme à côté du corps malingre de Houellebecq. « Quel intérêt de faire dialoguer ces deux monstres médiatiques ? », questionne-t-il avant de poursuivre, « J’aimais bien Nicloux, mais là...» , septique, il abandonne sa phrase. Et préfère me rapporter les dialogues. En bon cinéphile il les restitue avec fidélité et humour, il me fait rire. Pour le moment, il n’a vu que les dix premières minutes, à la fin de la semaine j’en connaîtrai la moindre scène, cette version me convient mieux que le film lui-même. Nous nous décidons à payer les cafés.

Sur la grande avenue il est midi, les commerçants ferment entre midi et deux, sauf les franchisés. Nous sommes devant les mêmes marques, présentes dans tous les centres-villes et zones industrielles de France. Au travers des boutiques fermées, nous observons les étagères chargées de vaisselle raffinée, les vêtements venus d’Italie et du Portugal, la profusion de maroquinerie, de chaussures ; l’intérieur de l’antiquaire trop prétentieux... Nous évaluons en silence si tel ou tel objet conviendrait à telle ou telle personne. C’est cher, dis-je. Mon père n’a pas envie de mettre trente-cinq euros dans une tasse à café en porcelaine de Limoge, même pour Noël. Je pense la même chose ; de toute façon c’est fermé. Il se décide à essayer quelques pulls dans l’une des franchises pour hommes déjà vues mille fois, des vêtements trop petits, mal taillés.

Ils n’ont jamais de 3XL dans ces boutiques ! peste-t-il. Tout le monde est petit maintenant ou quoi ? interroge-t-il au hasard. Nous nous retranchons dans le même établissement pour déjeuner. Houellebecq, Branco, Nicloux, font place à une critique sans complaisance de la famille et du plat, beaucoup trop gras. « Encore quelque chose qui disparait ».

Il est 14h et l’ouverture des magasins nous laisse indifférents. Ce que nous avons vu à travers les vitrines, ajouté au temps passé à atteindre le centre-ville, nous a passé l’envie de chercher et d’acheter quoi que ce soit. Les commerçants à l’affût nous font fuir. L’un comme l’autre n’avons pas le goût d’être accueillis avec le sourire et questionnés sur nos désirs. Nous ne désirons rien en réalité, nous sommes là parce que c’est Noël, nous rêvions d’une promenade dans le froid autour de l’église, mais il fait quatorze degrés et les ruelles sont pleines de cartes postales, de franchises et de boutiques fermées. Nous désirons faire une sieste puis aller marcher avec le chien.

Sur le chemin du retour, dans la même zone industrielle, je repère un magasin de sport où l’on vend aussi des vêtements d’assez bonne qualité. Je propose d’aller y faire un tour, avec un peu de chance nous trouverons pour deux ou trois personnes. Après avoir acheté un maillot de bain et deux sweat-shirt, nous regagnons la voiture. Houellebecq couvert de boue déambule dans les couloirs du centre de cure, Depardieu dévoile des bouteilles de vin planquées sous le lit de sa chambre thérapeutique... Mon père somnole jusqu’à notre arrivée. A la maison, je l’abandonne pour me réfugier dans l’atelier et m’écroule dans le fauteuil.

Au matin du réveillon il nous manque presque tous les cadeaux. Et nous avons la mission de rapporter une prise-multiple du magasin de bricolage. « Puisque BricoMarché est sur votre chemin » a observé ma mère.

Il est midi passé quand nous passons la porte de la grande surface où s’étalent à perte de vue des outils de jardinage, de plomberie et de gros œuvres. Les multi-prises doivent être par là, un peu plus loin vers la droite. Pas facile de se repérer dans l'enfilade de rayons. Des quatre coins du magasin retentit soudain l’appel. L'aimable clientèle doit regagner les caisses avant la fermeture. Nous courons, mon père a saisi une multi prise à cinq trou avec un interrupteur qu’on peut éteindre et allumer avec une simple pression du pied.

« Tu n’auras pas besoin de te baisser avec celui-là ».
Ça ne me dérange pas de me baisser, mais prend-le, oui.

A la caisse le personnel affiche un visage fermé. La femme qui enregistre notre paiement nous regarde à peine. Excédée peut-être par notre retard, le stress de la période des fêtes... Sans sourire elle tend le ticket de caisse à mon père qui lui demande si BricoMarché vend également des salades, cela nous éviterait d’aller à InterMarché, à l’autre bout du rond-point. La femme ne cille pas. C’est gai Noël, ironise-t-il sur le parking vide. Nous repartons penauds, mais guillerets.

Nos achats seront complétés chez le vendeur de spiritueux, à quelques kilomètres de là. Nous n'avons pas de cadeaux l'un pour l'autre. Nous avions convenu de les choisir ensemble, mais n’avons envie de rien. Je suggère d’acheter une bonne bière pour le soir. Là dessus nous allons prendre un café. Mon père prend un demi et il se rappelle d’un film qu’il a gardé dans sa filmo. La mort de Louis XIV avec Jean-Pierre Léaud, il faut absolument que je vois ça !

« Je t’en ferai une copie avant de rentrer à Paris ! » 

Les éclairages sont à la bougie, ce qui permet une lumière proche de l’époque, on y voit les médecins autour du mourant, impuissants devant la gangrène, aucun n’osant prendre la décision d’amputer le roi. T’as un nouveau projet de livre ? me demande-t-il. Je fais signe de la tête, j’ai une petite dizaine de pages.

À l’idée du monologue qui m’attend pour faire face à ses oppositions, la fatigue m’étreint. Il poursuit : 

«  Ça parle de quoi ? »

Je cherche longtemps mes mots. Enfin je lui parle de l’effet de sidération sur le peintre dans une époque anxiogène, de la justification de son existence quand la société entière est concentrée sur des fonctions vitales ; l’attention de tous braquée sur des changements majeurs de modes de vie. Le peintre cherche sa place. Doit-il se transformer en soldat comme Franz Marc en 1914, se laisser dépérir comme Kirchner ? Ou bien doit-il continuer de peindre jusqu’au naufrage, comme les musiciens sur le Titanic ? Je dis tout cela dans le désordre. Je compte mélanger récit graphique et peinture. C’est à ce moment-là qu'il doit me dire :

« Ça n’intéressera personne. » 

Depuis des années il m’encourage à "trouver un personnage de BD original", "mettre de l’action dans mes histoires "... Mais aujourd’hui il m'encourage. Tu t’es embarquée là-dedans, maintenant les gens te lisent pour ça, continue ! lance-t-il avec certitude.

Son approbation me réchauffe, du coup je reprend un café et continue de lui parler de mon livre et de mes lectures, en ce moment une biographie de Ernst Ludwig Kirchner me passionne...

L’heure du réveillon approche, la famille sera là dans un moment, nous avons pris le temps de déguster une bière artisanale pour nous mettre en condition. Cette année encore, j’ai tenté de convaincre tout le monde de faire un repas mesuré, de ne pas acheter de saumon ou de coquilles Saint-Jacques, de ne pas emballer les cadeaux mais de les glisser plutôt dans une poche réutilisable. La plupart des gens ont approuvé mais le chapon n’a pas été épargné, ainsi que ses collègues, présents dans différents filets garnis que l’on nous offre chaque année. C’est déjà trop, je n’arrive plus a jouir de ces rituels culinaires. J’arrose le repas avec un excès de champagne. La date de mon anniversaire est le lendemain de Noël.

Les réunions de famille répétées, dans l’alternance de joies excessives et de rancunes, m’ont effondrée. Quand la fin de la semaine arrive, que chacun reprend le fil de sa vie, je suis détruite. Plusieurs jours, de plus en plus de jours, sont nécessaires à me remettre sur pied. Je rêve d’une vie en solitaire, à l’autre bout du monde, dans des espaces sauvages, à l’intérieur d’un atelier.

Aujourd’hui je suis en convalescence des fêtes. Entre bains chauds et marches en campagne, je tente de reprendre les choses où je les avais laissées, de rassembler mes notes, mes projets... Dans un moment de calme je lis, pour garder un œil sur les sujets que je suis depuis quelques mois ; les grèves, Julian Assange, les abus sexuels ou la toute puissance des dominants fabriqués par l’Occident...

Un enseignant de littérature anglaise, Junaid Hafeez, condamné à mort au Pakistan pour blasphème, me rappelle la brutalité de notre monde, que les fêtes de Noël n'ont fait que renforcer.

Raccrochant les wagons, je lis ce nom, Matzneff. Connais pas, je vais au bout de l’article. Il est dit que l’une de ses conquêtes de 13 ans et demi, éditrice aujourd’hui, va publier un livre dans lequel elle raconte son histoire d’amour faite de séances de sodomisation dans des chambres d’hôtel... La brutalité m’accable mais s’accorde avec le reste de l’actualité. Je marque une pause. Un bref bilan de ses derniers mois s'impose, des "scoops" autour d'abus sexuels. D’abord dans le monde du cinéma et à présent des lettres. Je ne savais pas que depuis plus de quarante ans Matzneff laissait libre cours à sa pédophilie, de la France à la Thaïlande et en aspergeait la littérature française au sein de Gallimard. Je tape son nom sur le net. C’est bien cela, depuis tout ce temps, il l’écrit et il le dit, dans un flot de paroles ininterrompu.

Je suis perplexe.

Les journalistes interrogent, qu’est-ce qu’un viol ? Qu’est-ce qu’un consentement ? L’animal que je suis connait la réponse. Je sais, à mes dépends et par ce que j’ai vécu, ce qu’est le consentement. Je connais les effets de l’ambiguïté. J’ai vu l’autre jouir d’un oui qui était un non. Je connais le dégoût et le regret du oui, la peur, les conséquences du non. Ce consentement, je peux en percevoir la fébrilité chez l’autre. Parce que j'ai vécu. Pour me protéger de lui et pour ne pas en abuser. Aujourd’hui seulement, parce que je suis adulte, je connais le prix et la fonction de la récompense.

Ce n’est pas moi que sert la loi dans ce rapport à l’autre, mais une société qui permet ce que je m’interdis moi-même.

Quelle société, quel vécu, ont permis à un homme de cinquante ans de croire qu’un enfant de quatorze ans pouvait le désirer sexuellement ? Et lui, l'a-t-il cru vraiment ?

Je pense à mon fils, à qui j’essaie d’épargner les conséquences de mes désillusions. Nous parlons, en toute circonstance, de la vie. Il ne faut pas s’arrêter.

Quand je sortirai du bain et de cette lecture, je me retiendrai de lui dire qu’avant je me cultivais en apprenant des noms d’auteurs et d’artistes, qui nourrissaient mes rêves et mes aspirations. Et que depuis des mois je m’informe en découvrant des auteurs qui me seraient restés inconnus s’ils ne s’étaient pas conduits comme des ordures. J’ai envie de dire à mon fils qu’un seul individu est plus évolué qu’une société entière, et qu’il n’attende pas des permissions ou des sanctions pour agir, qu’il sait ce que lui permet son humanité et ce qu’elle lui interdit. Sans quoi je ne comprends plus rien.

Je glisse lentement sous la surface. Le temps pour sortir de l’eau est de plus en plus long. Mon poids entraîne la moitié de l’eau sur le sol quand je m’extrais enfin de la baignoire. Je me sèche, m’habille. Je repense à la salade de BricoMarché et à nos conversations interrompues par la distance. A l’autre bout du couloir un signal retenti, mon père m’a laissé un message.

Illustration 1
Le Retrait © Céline Wagner

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