Mr Hadjadj était kabyle. Il nous enseignait la comptabilité au lycée professionnel de Fosses dans les années quatre-vingt-douze, quatre-vingt-treize. Le premier jour, durant les premières minutes de son cours, alors qu’il nous exposait le contenu du programme de l’année, je m’étais dit naïvement que Mr Hadjadj avait un nom arabe, des cheveux noirs et bouclés mais que ses yeux étaient bleus.
Dans cette classe de BEP aux abords d’une gare de la banlieue nord parisienne, nous entendions des noms de toutes les origines hélés dans les couloirs de l’école, plus ou moins faciles à prononcer et à retenir pour les professeurs lors de l’appel.
Au sein des élèves, il ne serait venu à l’idée de personne de s’interroger sur la provenance de tel ou tel nom. Les seuls noms que nous retenions étaient ceux propices à créer des vannes, des jeux de mots débiles et tenaces jusqu’au mois de juin, à l’heure où nos routes devaient de séparer sans prendre pour autant la direction des classes supérieures.
Nous n’avions pas trouvé de jeux de mots idiots avec « Hadjadj », le professeur a défié la règle, je n’ai jamais oublié son nom.
Le jour de la rentrée, au début de son tout premier cours, après avoir fait les présentations d’usages en écrivant son nom au tableau, il nous a demandé : « Savez-vous ce qu’est un Kabyle ? » - Silence - « Les Kabyles vivent dans les montagnes du nord de l’Algérie, une région qu’on appelle Kabylie, ils parlent le berbère. Ils ont parfois les yeux bleus et les cheveux blonds. Moi j’ai les yeux bleus… vous dire pourquoi, je ne sais pas, le mélange des peuples voilà tout... En tous cas sachez-le, on peut être né en Algérie et avoir les yeux bleus. »
Le professeur venait de nous bluffer dés son introduction, il avait répondu à la question que nous n’avions pas osé poser.
Mr Hadjadj poursuivait. « La comptabilité est très ennuyeuse. Il faudrait que vous et moi trouvions une manière de l’apprendre la plus amusante possible. Nous prendrons notre temps, nous avancerons pas à pas, nous ne passerons pas à l’étape supérieure tant que vous n’aurez pas compris la précédente. Par ailleurs, une heure de comptabilité c’est beaucoup trop long, je vous propose de nous arrêter dix minutes avant la fin et de parler de la vie. »
A ce moment-là il y eut des réactions diverses, des groupes se sont formés par affinités. Celui pour qui « parler de la vie » était synonyme d’écran monochrome, celui qui associait dix minutes de débat à une sieste, celui chez qui « parler de la vie » soulevait des questions vertigineuses…
Le soir, rentrant chez moi, je n’éprouvais toujours aucun engouement pour la comptabilité, mais j’avais hâte de retrouver Mr Hadjadj et ses yeux bleus.
Nous passions des heures à étudier les bilans et rien n’y faisait, je ne comprenais pas comment les sommes des colonnes débits et crédits pouvaient aboutir au même résultat, le calvaire ne faiblit pas quand nous passâmes à l’ordinateur ; l’école venait de s’équiper d’un parc informatique mettant à disposition un ordinateur pour deux élèves.
Malgré tous les efforts de Mr Hadjadj pour nous faire passer le plus agréablement possible cette année de formation qui ne correspondait aux aspirations d'aucun d'entre nous, je mourrais d’ennui. Nous savions tous, Mr Hadjadj en tête, que nous avions été ni plus ni moins dirigés dans ce que les médias appelaient « une voie de garage ». Ce terme commençait à percer à propos de l'école dans les débats télévisés après la création des filières professionnelles type Bac pro dans les années 1985/1990…
Par ailleurs, je faisais mes armes en amour à la dure. Je m’étais amourachée d’un garçon plus âgé que moi qui avait fait de l’adolescente naïve et lunaire que j’étais son souffre-douleur.
Je traînais mon fardeau de mélancolie en blessures narcissiques. Je ne voyais pas le bout de ce tunnel interminable. Je n’avais aucune idée de l’issue, du parking sur lequel je déboucherai, devant quel bâtiment en taule fiché d’une porte minuscule j’avancerai, protégeant contre mes flancs dans une chemise cartonnée un maigre C.V.
Un matin, alors que l’amant tortionnaire avait une fois de plus essuyé sur moi ses semelles de boue, je suis arrivée au cours de Mr Hadjadj le visage dévasté, les yeux bouffis de larmes mal essuyées.
Je n’avais pas cette chose, cette merveille que certains ont acquis par le baiser d’un ange dés le plus jeune âge, que d’autres ne peuvent pas imaginer ni inventer parce qu’ils ne l’ont jamais vue et encore moins saisie, et qu'ils doivent acquérir par des efforts acharnés et quotidiens puis serrer très fort quand ils la tiennent ; cet atout qu’on appelle par défaut estime de soi.
Je me suis assise devant l’ordinateur, ne voyant ni l’écran ni le clavier, refrénant en vain des sanglots qui finalement jaillirent tout d’un coup et me mis à pleurer, pleurer, pleurer... Mr Hadjadj vint s’asseoir près de moi au prétexte de superviser ce qu’affichait le logiciel que j’étais censée étudier. Sans me poser de question ni évoquer mon état il fît glisser son beau regard de l’écran qui n’affichait rien à ce qu’il restait de moi et me dit : « Tu sais, parfois il faut savoir prendre son cœur et l’arracher. »
Il se leva et rejoignit les autres élèves, me laissant à moi-même, ne mentionna aucune consigne à propos des bilans. Je passai le reste de l’heure les yeux perdus dans l’écran bleu avec ces mots qui firent palpiter pour des années son absence tranquille.
Le temps a passé depuis cet instant qui a marqué mon adolescence et ma vie, et pas une année ne passe sans que je pense à lui, à ses cheveux noirs et bouclés, ses yeux bleus, le timbre chaud de sa voix, l’intelligence de ses mots…
Depuis j’ai arraché mon cœur cent fois, dès que j’en ai eu l’occasion. Ce qui ne m’a pas empêchée de retrouver des tortionnaires qui m’ont offert à nouveau la liberté de mettre à l’épreuve la leçon de Mr Hadjadj. Et à tout prendre, au regard de ce mélange de temps et de maturité nébuleux, mon cœur a été arraché plus souvent à d’autres endroits que les drames amoureux.
Les amitiés d’enfants qui ne résistent pas au temps, les adultes que nous croyons être et qui n’existent pas, les déceptions d’enfants, toujours, cet oncle que j’aimais, attendu chaque noël avec tant d’impatience, laissant s’engouffrer un froid glacial merveilleux dans la maison quand on lui ouvrait la porte et son indifférence aujourd'hui. Le deuil de ce que je rêvais d’être, écrivain à moustache brillant, lâchant des mots qui ouvrent des mondes dans les émissions littéraires que regardait ma mère le soir en fumant ; quoique l’absence de moustaches ne m’a pas trop pesé…
Mon enfant qui devient grand et que je laisse au monde, mon impuissance à retenir le temps, ce désœuvrement quand il lâche ma main à deux cents mètres de l’école. La vieillesse de mes parents, la mienne qui viendra…
Mais plus que tout, la Terre, traitée sans égards. Ces créatures éblouissantes sauvagement mises à mort par milliers chaque jour. Ce magnifique travail du temps piétiné. La bêtise. La toute puissance. L’obstination. Les puissances serviles. Le hurlement poussé dans une forêt qui recule, abattue. Ces arbres centenaires qu’on ne peut pas remettre sur leurs souches tronçonnées. Nos doigts maigres, sans force. Cette nature qui nous échappe malgré notre bonne volonté tardive. Cette terre que l’on voudrait tenir toute entière dans nos bras pour la mettre en lieu sûr… Notre échec quotidien. La force insolente des autres…
Ce cœur-là que je tiens dans la main, lui, je ne parviens pas à l’arracher. Je trahis Mr Hadjadj. Je ne peux pas dépasser cette douleur.
Que pourrait-il me dire aujourd’hui ?
« Arracher ce cœur qui bat pour la Terre, pour toutes les formes de vies qu’elle porte, permet peut-être de ne pas regarder l’écran les yeux remplis de larmes et de rassembler ses forces pour aller se battre… ».
Oui, il pourrait dire quelque chose comme ça…
A mon professeur.

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