Pendant que le ministre de l’Intérieur (bientôt-ex) Retailleau bombe le torse, se hausse sur la pointe des pieds, gonfle les joues comme un crapaud-buffle qui veut impressionner ses adversaires, prépare les phalanges CRS, repasse à la vapeur le drapeau de la République française en danger et s'adresse aux “gens honnêtes” face caméra, les journalistes de la presse audiovisuelle œuvrent pour raconter la genèse d’un “élan” populaire et aiguise leurs adjectifs qualificatifs.
Le plus prisé est sans conteste “hétéroclite”. Rien que le mot fait verroterie que l’on échange contre de l’or. Le peuple, la masse, le mouvement, quel que soit le mot choisi, brille d’un l'éclat vulgaire, sent le mélange avarié. Sous certaines plumes, “hétéroclite” est l'équivalent d’une condamnation et sent le mépris de classe. “Bloquons tout” est miné de l'intérieur. On ne peut rien attendre de l'assemblage des contraires, de la marche côte à côte, du militant de "l'ultra-gauche” (extrême-gauche version premium), du petit commerçant (toujours associé à Poujade, une malédiction héritée de la quatrième République), du fonctionnaire, du salarié, de l’ouvrier. Le “Mouvement” qui ne supporterait pas d’être ainsi abîmé par des infréquentables (en gros les électeurs/trices du RN), serait en conséquence noyauté par l’extrême/ultra-gauche épuratrice qui éliminerait tout élément hétérogène (variante d’hétéroclite) et pratiquerait la rébellion javellisée, vertueuse, consciente des enjeux sociaux, écologiques, prête à en découdre avec le pouvoir-en-place, de façon presque aristocratique.
Cette mise en scène forgée par un story telling incessant, distillé par une certaine presse avide de raccourcis, repose sur un adjectif de quatre syllabes. Les vrais gens chassés par les faux. “Bloquons tout”, hétéroclite au départ, nébuleux (autre adjectif qui a la cote) issu des réseaux sociaux, désormais manipulé par les activistes violents, les black blocs voire les terroristes, est l'ennemi à abattre, la cible privilégiée des forces de l’ordre. La Place Beauvau, depuis quelques jours via la presse Bolloré, prend la vraie France à témoin, hétéroclite certes mais docile : on va taper fort cette racaille qui s'attaque aux valeurs de la République, qui s’apprête à semer le chaos, qui avance cagoulée et on va écouter celles et ceux en souffrance, manches relevées, comme sait si bien le faire le président Macron. Le grand Sommeil jusqu'en 2027, épuré de tout élément. corrosif, contestataire, voilà l’objectif de l’Etat qui déploiera tous les moyens techniques, matériels et humains à sa disposition pour parvenir à ses fins.
Du point de vue de l'usage que l’on fait du langage, on assiste à un tour de force linguistique. Pas question de comparer “Bloquons tout” avec les “Gilets jaunes”. Rien-à-voir, répètent en boucle la plupart des grands médias, soutenus par des voix autorisées. En 2018, même si on éborgnait et gazait à qui mieux-mieux, on le faisait pour le bien commun, pour séparer le bon grain de l'ivraie et obtenir à l'arrivée, un mélange chimiquement pur. Les plus pauvres, les laborieux, les humbles, celles et ceux que deux ans plus tard, pendant le confinement, on applaudira aux fenêtres, seront renvoyé-e-s à leurs foyers, avec quelques goodies sociaux (un coup de pouce au pouvoir d'achat, une augmentation de salaire symbolique) et hop ! Aucun rapport avec les factieux à éradiquer de Bloquons tout, sangsues opportunistes sur le dos du peuple.
Quel retournement spectaculaire!
On adore les Gilets jaunes hétéroclites mais pas trop quand ils rentrent chez eux, plient leurs banderoles, arrêtent de danser sur les ronds-points, encadrent leurs photos-souvenirs et repartent au boulot.
Sept ans plus tard, les hétéroclites, de nouveau pas contents, se font noyauter par la gauche ultra et il faudra donc les protéger d'eux-mêmes pour les dissuader de rentrer dans la danse.
L’Etat met en scène actuellement la répression future. “Je n’ai pas peur, clame le Ministre de l’Intérieur, je compte sur les forces de l'ordre». Il évoque sans ciller la “mouvance d'extrême-gauche" aidée par la CGT. La répression ne lui fait pas plaisir car il a quand même un cœur mais il y est contraint par les événements. Il prend les français-e-s (les vrais) à témoins et c’est ainsi que des ministres en mission, Retailleau et Darmanin en tête, tiennent des propos ahurissants de violence, relayés à longueur de colonnes par une presse quotidienne aux anges. Cela va saigner car l’Etat “de droit” ne saurait tolérer que la chienlit ultra-G (dentifrice poison) bloque les moyens de production capitalistes et nuisent aux gentils hétéroclites qu’ils privent de leurs maigres moyens de subsistance.
On connaît la chanson, diviser pour régner. En 2025, elle est chantée à pleins poumons par un État en roue libre qui se moque même de la probable destitution de son gouvernement le 8 septembre. Dans les affaires courantes à régler, ces prochaines semaines, figure le matraquage, le gazage et éborgnage de celles et ceux qui cherchent à se soustraire, avec les moyens du bord, au déterminisme capitaliste.
Les Gilets jaunes ne sont pas le préquelle de Bloquons tout mais ne sont pas non plus si différents. On est plutôt dans une histoire qui se poursuit, s’approfondit, se diversifie et loin d’être une insulte, “mouvement hétéroclite”est au contraire un compliment porteur d'espoir face au monolithe capitaliste caractérisé par sa minéralité immuable et sa solidarité de classe délétère.
Il ne reste plus qu’à être hétéroclites ensemble car il n’y a guère que dans les dystopies que l’on se réjouit d’avoir toutes et tous la même sale gueule.