Je me souviens d’un temps pas si lointain où le fondateur du Front national obtenait moins de 1% aux élections présidentielles. Il avait un bandeau sur l’œil et en 1976 avait siphonné avec sa petite famille la fortune de Hubert Lambert. Une fille et une petite-fille plus tard, le vieux est sous tutelle, il ne se souvient même plus qu’il a torturé en Algérie. Il reste donc sa descendance.
En 2002, au moment du face à face Chirac/Jean-Marie Le Pen, le Front national était encore perçu, en dépit de sa présence au second tour d’une élection présidentielle, comme un parti non soluble dans la démocratie. Des milliers de français-e-s battaient le pavé et scandaient des slogans anti-fa chaque jour entre les deux tours. La jeunesse emmerdait le front national.
La nostalgie n’aide pas. 2024 n’est pas 2002 et on perdrait un temps précieux à refaire l’histoire pour comprendre comment la France en est arrivée là.
On déteste le PS, celui qui a fabriqué la Bête et l’a nourrie pendant des années, on abhorre Glucksmann, proche d’Alternative libérale en 2007, séduit par Sarkozy, favorable à l’exclusion des étudiants qui ont manifesté à Sciences-Po contre la politique de Netanyahou en Israël, on n’en peut plus de la campagne absurde anti LFI menée depuis des mois ?
Oui, et donc ? Serait-il responsable, afin de préserver notre vertu militante, de laisser Bardella devenir premier ministre le 8 juillet et dans la foulée, Marine Le Pen présidente ?
Dans les communes, on a voté à 93% pour le Rassemblement national ce qui explique l’absence de manifestations de masse. Les électeurs/électrices du RN ne vont pas manifester contre eux-mêmes/elles-mêmes. Pour la première fois, au contraire, ils/elles se sentent entendus, respectables et légitimes.
Je vois passer des tracts qui compilent les raisons de ne pas voter pour le Rassemblement national. Il y est question des mensonges du clan Le Pen, du peuple, de l’anti-capitalisme et de l’humanisme. Je suis d'accord avec à peu près tous les arguments et toutes les professions de foi mais qui les lira ? Mon voisin dans le village qui tire le diable par la queue, à la tête d’une exploitation agricole de poche? Lui, n’a qu’une hâte, être au 30 juin pour enfin que « ça bouge » et il se moque bien d’apprendre qu’il trahit les Valeurs-des-Lumières, introuvables et disparues depuis longtemps. Depuis des années, il lit sur des tracts qu’il est au pire fasciste, au mieux faible d’esprit, l’heure de la revanche a sonné. Il n’en démordra pas même s’il se trompe lourdement.
À deux semaines des législatives, la question qui se pose est qui est-on en mesure de convaincre, avec quels mots ? Où tracter ?
Je suppose ne pas être la seule à n’avoir pas voté au second tour en 2017 et en 2022 et à détester la gauche de gouvernement qui a mené là ou on en est en juin 2024.
Et puis en un éclair la gueule de Bardella sur l'écran noir de mes nuits blanches, le 7 juillet à 20h et la certitude que personne dans ce pays n’a assez d’imagination, y compris les militant-e-s les plus aguerri-e-s, les syndicalistes les plus pointus, les victimes nombreuses de sept ans de LREM et de Renaissance pour entrevoir ce qui attend la France en cas de victoire du Rassemblement national. De la théorie à la pratique, bienvenue dans un état policier, un vrai, l’original pas la contrefaçon, déjà suffocante. La réforme de la justice prévue par le RN livre chaque citoyen-ne du pays aux flics. Fermeture des portes du pénitencier le 7 juillet sans réouverture envisagée. Le rêve inachevé de Darmanin se réalise.
Qui sont les futurs abstentionnistes et comment s’y prendre pour les atteindre ?
On a deux semaines pour agir. Il ne s’agit pas de la énième resucée du « barrage républicain » ou de la version pitoyable « moi ou le chaos » martelée le 11 juin face caméra par un président qui n'a plus rien d'humain, juste la conviction que si l’extrême-droite arrive au pouvoir, elle s’y installera pour longtemps avec la volupté du carnassier assassin. La déloger alors ne pourra se faire que dans la violence.
Après l'odeur du sang depuis 2017, le goût dans la bouche depuis dimanche.
Il est encore temps de cracher et de convaincre ceux qui hésitent de ne plus hésiter les 30 juin et 7 juillet. Voter pour le nouveau Front populaire ne fera pas d'eux des traîtres et des veules.