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Billet de blog 24 juin 2023

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Tu pactes mon rat ?

Jamais le premier soir, un principe. Après, on peut discuter dans le bureau du proviseur...

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Une grande enquête sur le pacte proposé aux enseignant-e-s par le ministère de l'Education nationale ? Pour, contre, sans opinion ? Réfractaire ou signataire ? 

Le mot "Pacte" nourrit l'imaginaire, il est évocateur. On ne sait pas grand chose sur Faust mais on se souvient de Méphistophélès, de la douce Marguerite ou on a à nouveau dix ans et on s'apprête à mêler son sang à celui du petit voisin qui peut aussi être une petite  voisine ou on fait des affaires et on jure sur la tête de sa mère, croix de bois, croix de fer.. . C'est tout cela, le pacte, le soufre, la fidélité à la vie à la mort, l'engagement hasardeux mais assumé. 

Voilà que l'Education nationale ajoute sa pierre-plutôt un caillou-à l'édifice. Pas de soufre, pas de sang, pas de serment. Une version technocratique sans poésie, une feuille A4 à signer, des "briques" à gagner comme dans le Cave se rebiffe et des missions qui font du fonctionnaire-enseignant, un agent d'intérim. Pour 1250 euros brut par an, on remplace son collègue en chimiothérapie qui,pendant ce temps, se casse la tête sur son dossier médical car le rectorat vient de lui annoncer qu'il n'aurait pas son allègement de service à la rentrée. Entre deux perfusions, il entamera sans le finir un cours sur les pulsions de mort dans l'œuvre de Freud. 

Quand Mediapart lance son appel d'offres, son "tope-là" un peu à côté de la plaque, genre cours de recré (chiche meuf, prête à signer?), on a juste envie de répondre, à quoi bon ? Qu'attend-on de cette consultation populaire ? Des témoignages mille fois entendus ? Sur la zizanie en salle des professeurs, les traîtres qui signent versus les vertueux qui s'indignent ? Sur la paupérisation, la misère intellectuelle du corps enseignant, l'absence de considération de la part de la hiérarchie? Sur l'extrême solitude du travailleur/ travailleuse de l'éducation qui chaque jour et, de plus en plus, a le sentiment de faire de la figuration dans Metropolis

Pourquoi les enseignants seraient-ils épargnés par la Gorgone capitaliste alors qu'ils en sont un des rouages essentiels ?

Grâce à eux ou à cause d'eux, l'enfant, de trois ans à l'âge adulte (plus ou moins précoce l'âge adulte suivant la gare de triage fréquentée, professionnelle, technologique, générale), intègre une classe sociale, devient un salarié dans le public ou dans le privé et à chaque étape de sa vie, le professeur est présent pour expliquer le mode d'emploi et le faire accepter. Là, tu vois, on est en mars, tu as 17 ans et contrairement aux affirmations d'un poète fugueur aux cheveux fous, tu es très sérieux puisque tu vas "faire des vœux" (ah ! ce goût du sacré dans un monde profane) pour avoir la possibilité de t'inscrire dans une filière de ton choix mais attention, rien n'est acquis, il faut faire tes preuves et être mo-ti-vé etc. 

La proportion d'élèves qui prennent le maquis est assez faible, preuve que le travail est correctement fait. 

Le pacte, on le signe dès le début de sa carrière, sans réfléchir, avec enthousiasme (après tout, on vient de décrocher un concours difficile). L'aspirant professeur rêve de connaissances, de transmissions, de liens humains,de savoirs, et non de compétences, de programmes orientés, de corps d'inspections aux ordres, de ressources humaines, de devoir de réserve, de formatage. Il ne se pense pas comme un exécutant au service d'un État dont le seul objectif est de faire en sorte que tout continue comme avant en pire et que la distribution des richesses, des biens et des privilèges se fasse au profit de quelques-uns. Le génie consiste à attribuer une place à chacun/chacune et à faire en sorte qu'il/elle s'y sente légitime, utile et le militantisme syndical voulu par le pouvoir en place devient un outil intéressant pour enrôler et convaincre. Au prix d'une cotisation mensuelle, de quelques efforts ponctuels, d'une carte avec logo à glisser dans son portefeuille, le fonctionnaire-enseignant s'achète une part de lucidité qui l'aidera à tenir sur la durée et à mieux supporter les corruptions et les petits arrangements du quotidien. On achète le droit de se dire que l'on est plus vivant, plus éveillé, plus conscient des enjeux éducatifs que son collègue, cette chiffe molle qui ne fait jamais grève et rembourse son emprunt immobilier sur 25 ans. Le capitalisme a de la suite dans les idées puisqu'il provoque la contestation, l'organise et en négocie l'issue. On vient une fois de plus de le constater avec le mouvement contre la réforme des retraites. 

Dans ce contexte, le pacte proposé par Pap N'Diaye n'est qu'une étape supplémentaire franchie par le ministère de l'Education nationale qui, de Parcoursup au SNU, en passant par la réforme du BAC, se lâche sans honte tel un convive aviné en fin de banquet ou les parents devenus cochons dans Le Voyage de Chihiro. Le fonctionnaire est un  mercenaire qui s'ignore. Tope-là, il suffit de réveiller en lui l'appât du gain. Pourquoi ne pas y aller franco ? 

Je n'ai pas vocation à être subversive, à prouver ma singularité. Mon témoignage ne consiste pas à multiplier les anecdotes qui illustrent l'infâmie du système. Seul le conformisme au sens de "se conformer à" m'interesse car il est la première mission pour laquelle j'ai signé en 1985. Après, tout dépend de la définition intime que l'on donne au mot "tolérable". Je ne signe pas le pacte N'Diaye car, une fois de trop, on me demande de chérir ma torpeur, de la faire fructifier en euros bruts. J'ai accepté par contrat, non sans quelques incidents, sources modestes d'orgueil, d'être neutre, réservée, bonne fille (un tissu de foutaises) or aujourd'hui, je sais, qu'en dépit de mes engagements au cours de ma carrière, je ne suis pas le grain de sable qui enraye la machine. Le principal est d'entretenir l'illusion que le fonctionnaire peut l'être et ainsi, il se nourrit de sa propre substance pour pérenniser un système qu'il abhorre. 

Quand la substance s'épuise, la mélancolie apparaît, avant 64 ans,cela va sans dire. 

J'en suis là et ne parviens pas à m'attrister de la diminution du nombre de candidats aux concours d'enseignement car elle dément le discours convenu sur l'impéritie de la jeunesse et sa supposée absence de conscience politique. J'ai mis trente ans à comprendre que j'ai autant servi l'éducation capitaliste que les élèves qui avaient besoin de moi. La lueur au milieu du brouillard est que je continue de chérir mon public mais de façon paradoxalement plus apaisée (pas évident après ce que je viens d'écrire !) . La part de ce qui ne peut et ne pourra pas être volé, dévoyé et sali me permet d'exercer le métier d'enseignant avec plaisir. 

 On a encore la possibilité d'apprendre à ses élèves que le vertige est une vertu et la servitude un ennui. On glisse de La Boétie dans des coins de tête pas encore contaminés. 

 Ceci dit et j'en terminerai là, pour conserver sa puissance d'agir, mieux vaut fuir ce qui lie par contrat ou par pacte et vivre en union libre. 

"Moins tu es, moins tu manifestes ta vie, plus tu as, plus ta vie aliénée grandit, plus tu accumules de ton être aliéné. Tout ce que l’économiste te dérobe de vie et d’humanité, il te le remplace en argent […]" 

Pap N'Diaye, Macron ou Marx ? 

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