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Billet de blog 30 mai 2014

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Pierre, 25 ans, journaliste reporter d'images : "Mon regard sur "Les matinales" de Jacques Krier"

Je m'appelle Pierre Beretta. J'exerce le métier de journaliste reporter à France 2. Je filme l'actualité que vous regardez, peut-être, le soir au journal de 20h. Prendre des images. La course à l'audience fait que je dois être le plus simple possible. Pour parler au maximum de téléspectateurs, nous voulons être accrocheurs, séduisants et pertinents. Il faut parler, sans cesse, pour éviter, comme une "télécommande de Damoclès", le zap. 

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je m'appelle Pierre Beretta. J'exerce le métier de journaliste reporter à France 2. Je filme l'actualité que vous regardez, peut-être, le soir au journal de 20h. Prendre des images. La course à l'audience fait que je dois être le plus simple possible. Pour parler au maximum de téléspectateurs, nous voulons être accrocheurs, séduisants et pertinents. Il faut parler, sans cesse, pour éviter, comme une "télécommande de Damoclès", le zap. 

Je suis à Sète en ce moment, au festival de photos ImageSingulières. Entre deux rayons de soleil, je suis allé voir le reportage télé Les Matinales de Jacques Krier. D'une durée de 47 minutes, réalisé en 1967, ce film en noir et blanc, diffusé sur la chaine numéro 1, décrit et fait ressentir le quotidien des femmes de ménage. 

Il y a des vies cassées, en miettes. Des vies dans la répétition de l’effort. Pour un travail que personne ne voit, à part un chef trop méticuleux. Ces femmes, elles ont 20 ou 60 ans. Elles ont des enfants, un mari, une table où rien ne doit manquer. Une famille. Elles se lèvent aux aurores, parfois avant les premiers métros. Elles traversent Paris, des quartiers populaires aux grands hôtels de la Concorde, aux bureaux des grandes entreprises. Ranger, frotter, balayer. Se baisser, s’étendre, se courber. Comme des ombres. Pour que les travailleurs du jour retrouvent leurs lieux immaculés.

Dans Les Matinales, Jacques Krier nous parle d’anonymes, de mains invisibles. Pourtant, nous connaissons leurs visages nous les croisons chaque jour. Elles nettoient nos rues, elles font nos lits, lavent notre linge.

Je suis très impressionné par ce film. Je suis touché par sa pudeur. Le rythme est efficace. Jacques Krier est dans une constante économie d'effets, les images se suffisent à elles-mêmes. Dans mon métier, chaque jour, il s'agit de vulgariser, et de tenir le spectateur en haleine, grâce à quelques tours de passe passe. Nous savons travailler la forme, trouver de belles images et des histoires touchantes. Jacques Krier est à l'opposé. Il fait confiance au spectateur. Ici, pas de textes pour expliquer ce que l'on voit. Pas de musique pour créer artificiellement une émotion. Sous nos yeux, la vie se déploie, nous voilà petites souris. Avec tous ces quotidiens à observer. 

Deux extraits sont à mon sens représentatifs de son travail : 


Sur le quai, ils sont nombreux à attendre le premier métro. L’image passe d’un visage à l’autre dans un long mouvement. Le cameraman tient la camera à sa hanche, au niveau des yeux de ceux qu’il filme. Eux regardent l’objectif, interrogatifs, abandonnant la lecture d’un journal ou d’intimes pensées. Dans la galerie de portraits, les traits sont tirés, fatigués. On se résigne, peut-être. Le travelling nous donne à croiser leur regard. L’image en noir et blanc tremble un peu. On partage avec eux ce dernier moment de calme avant l’agitation du travail. L’instant est silencieux, ils attendent la rame. Il est trop tôt, sans doute, pour les paroles. 

Le plan s’achève sur une femme âgée, elle esquisse un sourire. Elle a 73 ans et un voile dans les cheveux. Elle se rend à la gare Saint Lazare, dans la salle des pas perdus. Elle est balayeuse, elle ramasse les ordures que les passants sèment sur leur trajet.  

A France 2, j'aurais peur de faire un travelling aussi lent. Au premier regard caméra, j'aurais coupé l'enregistrement, et j'aurais expliquer à tout le quai qu'il ne faut pas fixer l'objectif. Parce qu'on ne regarde pas la France dans les yeux. J'aurais pensé plans de coupe, montage, image de 3 secondes. Et pourtant cette succession de visages en dit sûrement plus qu'un effet de manche. Parce que le réalisateur ose laisser vivre le moment. 

"On m’a bousculée un jour. C’était en juillet, un voyageur. Il faut faire attention"

Ailleurs dans Paris, les couloirs d’un ensemble de bureaux. Il est 6h. Une femme traverse les pièces vides. Elle porte une chemise blanche. Elle donne des instructions aux autres femmes de ménage.

Le staccato de ses pas résonne aux oreilles. Elle allume les lumières, les éteint, d’un coup d’oeil regarde si le travail est bien fait. La caméra la suit, dans un long travelling. Elle est de dos, son visage n’est pas visible.

C’est une voix, celle qui donne les ordres. Une silhouette apparait parfois. "Oui Madame". Soudain, nous voyons les bureaux de l’extérieur, ces façades dans la nuit encore noire. Seuls quelques étages sont éclairés, on devine des formes, des corps en mouvement, comme dissouts dans un espace trop grand pour eux. Quelques gros plans de mains qui travaillent, des zooms sur les poubelles pleines de papiers.

Dans un reportage, il faut voir les protagonistes. Le dos n'est accepté que si le visage est vu avant. Pourtant, caractériser cette femme par le bruit de ses talons sur le sol nous embarque avec elle. Le plan séquence dure plus d'une minute, où il ne se passe rien ou pas grand chose. Dans le cadre de mon travail, j'aurais cherché différents angles, des images explicatives et vivantes. Et je serais passé à côté de la sensation de léthargie que cette séquence dégage. 

Sans mise en scène excessive, Jacques Krier nous parle en plans séquences, matière brute et directe. La caméra à l’épaule palpite, on sent la personnalité de l'opérateur, on comprend l'engagement du réalisateur. Le rythme est lent, il laisse vivre les scènes. En dehors du monde du documentaire, je ne sais pas s'il serait encore possible de travailler comme cela aujourd'hui. Peut-être que le monde change. Je ressors de la salle obscure, la lumière de Sète est comme une rivière d'eau vive. Je cligne des yeux, quelques instants ailleurs. J’ai partagé le quotidien de ces femmes invisibles.  

Pierre BERETTA

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