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Une analyse de Bernard Duterme, sociologue et chargé d'étude au CETRI - Centre tricontinental (qui a coordonné notamment La domination touristique).
Dans son dernier livre – Peut-on voyager encore ? [1], l’essayiste Rodolphe Christin, auteur précédemment d’une imparable Critique de la déraison touristique [2], ne répond pas à la question... par la négative. Ou alors en creux, lorsqu’il nous amène à tirer les conséquences inévitables des effets désastreux de l’expansion tous azimuts du tourisme. Avant de se rétracter, pour dérouler son alternative, sa contre-proposition. Celle « de nouveaux chemins écosophiques » à emprunter « pour se rapprocher de l’autre et de l’ailleurs ». Une démarche « poétique et méditative » qui « englobe toutes les dimensions de l’écologie et fixe à l’existence de nouvelles orientations ». Pas moins.
Clarifions. Ou plutôt, tentons de clarifier comment il convient de répondre à la question posée par le titre de cet article. Titre copié-collé, à une anastrophe près, de celui du livre de Christin. La brillante entreprise de démolition du « capitalisme touristique » à laquelle s’adonne l’auteur est convaincante. « Exemple de notre rapport au monde, où quelques privilégiés profitent et consomment au détriment du plus grand nombre, réduit à voir ses lieux de vie s’épuiser » [3], le tourisme y est mis face à ses contradictions. Mieux, face à ses impasses. La principale étant que, dans ses formes actuelles qui creusent les inégalités sociales et aggravent – à un rythme plus de deux fois supérieur à celui de l’économie mondiale [4] – les crises écologique et climatique, il consume ce dont il vit. Conclusion logique : arrêtons les frais, ne voyageons plus.
Ou, préconiseraient d’autres analystes critiques, régulons tout ça ! À la manière forte, par le contrôle et la contrainte s’il le faut, mais en cohérence avec les engagements climatiques de la communauté internationale (« neutralité carbone en 2050 ») et avec la Déclaration universelle des droits humains qui consacre l’accès pour tous et toutes à la mobilité internationale et au repos (articles 13 et 24). Un polytechnicien français, Jean-Marc Jancovici, a vite fait le calcul. [5] À la question « peut-on encore voyager ? », il répond, lui, que chacun et chacune sur cette Terre, nous avons droit à quatre voyages en avion. Non pas chaque année, mais sur toute notre vie. Au-delà, arithmétiquement, nous nous mettons en porte-à-faux avec notre éthique et nos promesses, avec ces impératifs qu’imposent la survie de la biodiversité et la justice sociale la plus élémentaire.
Proposition liberticide ou responsable ?
Dès lors, peut-on encore voyager ? Oui, mais avec forte modération. Avec très forte modération même. Et pas en avion pour celles et ceux – environ 5% des 8,2 milliards d’êtres humains [6] – qui ont déjà explosé leur quota. Alors, tient-on là une proposition « liberticide », « totalitaire » ou « insensée » comme la plupart des touristes et des opérateurs consultés le dénoncent ? À défaut d’être démocratiquement applicable en « sociétés de consommation avancées », la sommation est en tout cas moralement cohérente et politiquement conséquente. Et d’ailleurs, dans les faits, ajoute volontiers Jancovici, si les déplacements aériens ne finissent pas un jour par être régulés par les quantités, c’est par les prix qu’ils menacent de l’être. Au risque de les réserver davantage encore aux touristes fortunés.
En attendant, en l’absence de régulations dignes de ce nom en amont du voyage, c’est en aval, du côté des destinations elles-mêmes, victimes de ce que l’émoi médiatique appelle le « surtourisme », que l’on tente de plafonner les flux. Au mieux par la fixation d’une « capacité de charge » à ne pas dépasser, à défaut par les droits d’entrée. Du Bouthan au Machu Picchu, de Venise aux Baléares... Mais la tendance, on l’aura compris, ne pèse absolument pas sur la logique prédatrice et destructrice qui préside au déploiement et à l’expansion continue de ce que le touristologue émérite Remy Knafou appelle le « système touristique mondialisé », le « STM » [7].
Tout comme ne pèsent pas non plus d’ailleurs les initiatives alternatives menées par des associations soucieuses du bien-être des populations locales et du respect de l’environnement. Et encore moins les initiatives pseudo-alternatives menées par des entreprises soucieuses du verdissement de leur image, par la grâce d’une supposée « responsabilisation éthique » de leur offre. D’une partie de leur offre, plus exactement ; impossible en effet de se repeindre fair & green à 100%, c’est entendu.
Les premières, les initiatives associatives, pèchent par leur caractère nécessairement marginal, par leur élitisme socioculturel de facto et l’idéalisme de leurs bonnes intentions philanthropiques qui s’entrechoque avec le prosaïsme et la vénalité des réalités de terrain. Les secondes, les initiatives marchandes, pèchent par leur opportunisme : s’auto-labelliser « équitable et durable », moyennant quelques gestes écoresponsables de façade, pour capter cette partie de la demande qui est désormais sensible aux impacts sociaux et environnementaux de ses vacances. [8]
En tout état de cause, la tendance est là : publics, associatifs ou privés, les opérateurs, plus ou moins conscients de l’hypothèque que la hausse accélérée des gaz à effet de serre dont ils sont les premiers responsables fait peser sur les couches les plus vulnérables de l’humanité, ne visent ni à interdire les voyages ni même à les limiter, à les contingenter ou à les réguler. Ce qui nous apparaît pourtant comme étant la principale condition pour rendre l’ensemble – le tourisme international – viable, accessible, juste et équitable, tel que le rêve l’ONU Tourisme.
Sortir des impasses
Pour sortir des impasses de « l’injonction au départ » nourrie par un « capitalisme touristique » qui abuse des territoires dont il s’empare, l’essayiste Rodolphe Christin prône, lui, l’exploration d’autres voies... Pour « se rapprocher du monde », explique-t-il dans son livre Peut-on voyager encore ? dont il est question ici, pour se rapprocher « de nos semblables et de la nature », « des écosystèmes humains et non humains », en y menant des « enquêtes réflexives », en y « engageant un voyage de retour au réel ». Mais encore ?
« Il s’agit de repenser en profondeur notre rapport au temps libre et à la mobilité, lit-on dans ses propos recueillis par Mathilde Simon pour le média en ligne Usbek & Rica. [9] Il faut sortir de la logique de consommation du voyage, retrouver le sens de l’attente, du désir, du temps long. Cela passe par une réinvention de l’imaginaire collectif, où le voyage ne serait plus une obligation sociale, mais une expérience choisie, rare, précieuse. Il faudrait aussi accepter que voyager moins, c’est parfois vivre mieux, et que l’émancipation ne passe pas nécessairement par le déplacement, mais peut aussi se trouver dans la proximité, la lenteur, la contemplation de ce qui nous entoure. »
Quant à Geneviève Clastres, qui a compulsé le même livre pour Le Monde diplomatique, elle comprend des propositions de Rodolphe Christin que « la solution viendrait plutôt d’une forme de non-agir proche du taoïsme, une sobriété retrouvée qui n’empêche pas d’autres formes de voyage, plus proches, poétiques, sensibles, une ‘convivialité’ à reconquérir dans la profondeur des territoires pour ‘établir des relations, les plus conscientes et créatrices possibles, avec le vivant’. » [10]
À l’évidence, le propos de Peut-on voyager encore ? fait moins dans le pratique que dans le philosophique. Moins dans la réponse concrète à la question posée – ou même dans l’identification objectivante des conditions politiques et culturelles à réunir pour « dissuader plutôt que d’interdire de partir en vacances » – que dans l’exploration élitaire, si pas brumeuse, de nouveaux « imaginaires sociaux liés aux usages du temps libre et des lieux de nos existences ». En cela, les pragmatiques resteront sur leur faim, ainsi d’ailleurs que les contestataires à « potentiel totalitaire »... épinglés par l’auteur. Ils ne trouveront pas, dans cet opuscule, de plan d’action immédiatement opérationnalisable pour sortir de ce qu’un autre essayiste critique des formes dominantes du tourisme, Henri Mora, appelle les « désastres touristiques ». À savoir les « effets politiques, sociaux et environnementaux » problématiques de cette « industrie dévorante ». [11]
Et pourtant
Et pourtant, est-il si chimérique ou si déplacé de rêver d’une « organisation mondiale du tourisme » – elle existe, l’ONU Tourisme, ainsi rebaptisée depuis 2024 – qui prendrait à bras-le-corps ses objectifs affichés de travailler à un tourisme réellement « responsable, durable et universellement accessible ». Qui s’attacherait à créer les conditions d’une démocratisation effective de l’accès au tourisme international, tenant compte du fait que, dans ses formes actuelles, son seul doublement – qui rendrait les vacances à l’étranger accessibles à maximum une personne sur six – dépasserait déjà les capacités d’absorption écologique terrestres. Rêver d’une organisation supranationale et d’États nationaux qui se donneraient les moyens de viser l’équité de l’échange touristique, d’impliquer les populations concernées dès la conception des projets, de parier sur les marges de manœuvre et les capacités de canalisation publiques, sur des appareils de régulation régionaux et continentaux.
Rêver enfin d’une gouvernance politique qui, par le contrôle des investissements, la supervision des contrats négociés, la limitation des flux, l’examen des impacts, subordonnerait radicalement les intérêts du secteur – entrepreneurs et consommateurs – à ceux des populations visitées, des générations futures et de la nature. « La contrainte est consentie quand elle est juste », professe une certaine anthropologie. Si tel est bien le cas, c’est d’un boulevard dont dispose le « système touristique mondialisé » pour se déconstruire et se reconstruire. Pour se réorganiser, non pas en fonction des forces de l’accumulation privative, mais guidé par le double objectif de l’égalité sociale et de la viabilité écologique.
Notes
[1] Rodolphe Christin, Peut-on voyager encore ? Réflexions pour se rapprocher du monde, Montréal, Écosociété, 2025.
[2] Rodolphe Christin, L’usure du monde – Critique de la déraison touristique, Paris, L’échappée, 2014.
[3] Geneviève Clastres, « ‘Peut-on voyager encore ? Réflexions pour se rapprocher du monde’ de Rodolphe Christin », Les livres du mois, Le Monde diplomatique, mai 2025.
[4] Ya-Yen Sun, Futu Faturay, Manfred Lenzen, Stefan Gössling & James Higham, « Drivers of global tourism carbon emissions », Nature Communications, vol. 15, 10 décembre 2024.
[5] https://fr.linkedin.com/in/jean-marc-jancovici.
[6] Plus précisément, d’après la sociologue du tourisme Saskia Cousin, 50% des voyages en avion sont aujourd’hui le fait de 1% de la population mondiale. Entendu sur France Inter, « Comment le tourisme dévore le monde », La Terre au carré, 25 juin 2025.
[7] Rémy Knafou, Réinventer (vraiment) le tourisme - En finir avec les hypocrisies du tourisme durable, Paris, Éditions du Faubourg, 2023.
[8] Lire Bernard Duterme, La touristification du monde, collection Coup pour coup, Paris, Syllepse, à paraître.
[9] Mathilde Simon, « ‘Le voyage est une injonction sociale’, entretien avec Rodolphe Christin », Usbek & Rica, 17 juin 2025.
[10] Geneviève Clastres, « ‘Peut-on voyager encore ?’ », op.cit.
[11] Henri Mora, Désastres touristiques - Effets politiques, sociaux et environnementaux d’une industrie dévorante, Paris, L’échappée, 2022.