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Une analyse de François Polet, chargé d'étude au CETRI - Centre tricontinental.
Le Nigeria, l’Algérie et l’Ouganda ont récemment rejoint le groupe des BRICS en tant que pays « partenaires ». Avec l’Afrique du Sud, l’Égypte et l’Éthiopie, qui sont membres « effectifs », la représentation africaine au sein de cette coalition du Sud global s’élève désormais à six pays, sur un total de vingt-trois membres. L’engouement des pays africains pour cette initiative diplomatique réformiste est un des faits marquants des recompositions internationales à l’œuvre depuis la guerre d’Ukraine. Quelles sont les motivations – du côté des membres initiaux (l’offre) comme du côté des membres africains (la demande) – de cette participation africaine aux BRICS ?
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Pour commencer, force est de reconnaître qu’à l’instar de ce qui se joue dans d’autres instances multilatérales, la place de l’Afrique dans cette coalition n’a pas été de soi. Lors de leur création en 2009, les BRIC se présentaient comme un club sélectif de grands pays émergents – Brésil, Russie, Inde et Chine – destinés à occuper davantage d’espace au sein de la gouvernance mondiale au titre de leur dynamisme économique, jouant opportunément sur la prédiction (d’un économiste d’une banque d’affaires) suivant laquelle le PIB cumulé des « B.R.I.C. » (Brésil, Russie, Inde, Chine) dépasserait à l’horizon 2050 celui du G7, les sept puissances industrielles occidentales. [1] Les objectifs de ce rapprochement sont indissociablement économiques et politiques : la réforme du système international, notamment en matière d’architecture financière et de commerce, doit lever les contraintes à la croissance des émergents, tandis que leur poids économique doit servir leur ascension sur la scène internationale.
Côté offre, une volonté d’incarner le Sud global… sujette à tensions
Pour autant, la compétition sino-américaine et la guerre en Ukraine vont graduellement renforcer la dimension géopolitique de l’initiative. C’est dans ce contexte de montée des rivalités entre puissances qu’il faut resituer l’entrée des pays africains dans les BRICS. Dès 2010, la validation de la candidature de l’Afrique du Sud (qui donne son « S » à l’acronyme) est motivée par des raisons géopolitiques – 38ème PIB mondial, le pays n’était pas de ceux auxquels les économistes pensaient en évoquant les « next emerging markets », à la différence du Mexique, de la Turquie ou de l’Indonésie, mais son inclusion permettait de donner au groupe une « dimension vraiment globale », pour reprendre les termes du ministre des Affaires étrangères russe de l’époque. Ce premier élargissement est cependant moins le résultat d’une initiative des quatre premiers membres que de la campagne des autorités sud-africaines, qui voyaient dans la participation à cette coalition ayant le vent en poupe une opportunité de concrétiser la vocation de porte-parole du continent cultivée par la « nouvelle Afrique du Sud » depuis la fin de l’apartheid. [2]
L’enjeu de l’ouverture des BRICS aux autres pays en développement est ensuite mis entre parenthèses durant sept ans. Il réapparaît lors du sommet de Xiamen (2017), quand la Chine profite de sa présidence tournante pour tenter d’installer un mécanisme « BRICS plus » visant à formaliser la participation d’autres pays en développement aux événements des BRICS, au nom de la « coopération Sud-Sud ». Cette ouverture ne fait néanmoins pas l’unanimité au sein du groupe, l’Inde suspectant les autorités chinoises de soumettre les BRICS à ses objectifs de politique étrangère expansionniste et d’inviter en priorité les pays clés de son initiative des nouvelles routes de la soie, vaste réseau d’infrastructures destiné à arrimer l’Eurasie et l’Afrique à la Chine. [3]
Il faudra attendre six ans de plus pour assister à l’élargissement à proprement parler des BRICS. Dans l’intervalle, la polarisation de la scène internationale incite la Russie et la Chine à convertir les BRICS en socle d’un bloc géopolitique anti-occidental agrégeant les pays du Sud global. Cette évolution est freinée par le Brésil et l’Inde, qui ne partagent pas cette perspective stratégique (« les BRICS ne sont contre personne » affirme Lula en 2023 [4] ) et craignent, qui plus est, de voir leur influence diminuée au sein d’un groupe élargi dominé par la Chine. Deux pays africains, l’Égypte et l’Éthiopie, sont invités à rejoindre les BRICS lors du sommet de Johannesburg d’août 2023, aux côtés des Émirats arabes unis, de l’Iran, de l’Arabie saoudite et de l’Argentine. [5]
À quel titre l’Égypte et l’Éthiopie ont-elles été retenues, sachant que la candidature de l’Algérie a été écartée au même moment ? Difficile d’avoir une idée nette des raisons qui ont motivé cette sélection. Le processus de cooptation par consensus fait l’objet de négociations serrées entre membres, dans lesquelles interviennent à la fois des enjeux économiques ou politiques collectifs (qu’est-ce qui renforce notre groupe ?) et des intérêts purement nationaux. [6] L’admission de l’Égypte et de l’Éthiopie s’explique jusqu’à un certain point par leur poids démographique (respectivement 3ème et 2ème) et économique (2ème et 4ème) sur le continent. Siège de l’Union africaine, puissance sous-régionale, l’Éthiopie a gagné la réputation de « tigre africain » au cours des années 2000 et 2010, avec des taux de croissance autour de 10%. Néanmoins les deux pays traversent une crise économique profonde depuis quelques années, tandis que l’Éthiopie sort tout juste d’un conflit civil à grande échelle. Leur sélection a certainement bénéficié de leur statut de partenaire privilégié de la Chine sur le continent. [7] En revanche, ni son PIB (le 3ème du continent), ni ses réserves d’énergie, ni l’appui de la Russie n’ont sauvé la candidature algérienne, dont l’économie souffre, selon l’Inde et le Brésil, de faiblesses industrielles et bancaires rédhibitoires (Africa News Agency, 14 juillet 2023). [8]
L’offre de participation des BRICS en direction des pays en développement s’est plus récemment enrichie du statut de « partenaire » lors du Sommet de Kazan d’octobre 2024. Cette nouvelle catégorie, à laquelle le Nigeria, l’Algérie et l’Ouganda ont donc accédé en janvier 2025, paraît être un compromis entre membres plus (Chine, Russie) et moins (Inde, Brésil) favorables à l’élargissement. Les pays partenaires peuvent participer à un certain nombre de réunions du groupe en tant qu’observateurs avant d’être intégrés comme membres à part entière.
Côté demande, pragmatisme économique et stratégie du hedging
Mais ces considérations sur l’offre de participation en direction des pays africains nous en disent peu sur la demande de participation de ces derniers aux BRICS. Qu’est-ce qui a poussé ces nombreux gouvernements africains à postuler à cette coalition ? En première analyse, les nations africaines partagent les griefs formulés par les grands pays émergents à l’encontre du caractère oligarchique de l’ordre international. L’Afrique est particulièrement mal représentée dans les instances de la gouvernance globale et ses intérêts ne sont que marginalement pris en compte dans les grands dossiers internationaux financiers, commerciaux, sécuritaires, climatiques, sanitaires… Il était somme toute logique qu’une entreprise diplomatique voulant donner plus de voix au « Sud global » éveille la sympathie des gouvernements comme des opinions publiques du continent. Comme le relève Laurent Delcourt, la rhétorique « axée sur le respect de la souveraineté des États, la dénonciation des doubles standards et leur commune volonté de mettre fin à l’hégémonie occidentale et à la domination du dollar séduit, bien au-delà des cercles gouvernementaux, des populations échaudées par des décennies d’ingérence, d’ajustements économiques et d’endettement aux conséquences sociales désastreuses » [9].
La participation directe aux BRICS renforce la voix de l’Afrique dans les affaires mondiales tout en légitimant ces nations sur la scène internationale en tant qu’acteurs d’une dynamique diplomatique ascendante. Pour autant, et à y regarder de plus près, les motivations des candidats font la part belle aux considérations pragmatiques, liées aux avantages concrets que génère la diversification des relations économiques et politiques. Il s’agit en quelque sorte de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Lourdement endettés, les pays africains cherchent de nouvelles sources de financement afin de soulager les contraintes sur leurs réserves de change et leurs dépenses publiques. Or, adhérer aux BRICS, c’est aussi accéder à des guichets. Ou à tout le moins se positionner avantageusement pour bénéficier des futurs crédits de la Nouvelle banque de développement, attirer de nouveaux investissements (dans les infrastructures, l’industrialisation, l’agriculture), profiter de transferts de technologies, réduire sa dépendance au dollar (en empruntant et commerçant en monnaie locale), garantir ses approvisionnements en céréales, etc.
Sur le plan politique, le rapprochement avec les BRICS est aussi guidé par la volonté de rehausser son importance géostratégique aux yeux des puissances occidentales dans la nouvelle configuration de type « guerre froide », afin de diminuer les pressions extérieures sur les sujets perçus comme relevant du domaine de la souveraineté nationale. Pour ne prendre que deux exemples, les critiques états-uniennes (pourtant limitées) que l’écrasement de l’opposition (pour le premier) et la brutalité de la réponse militaire à la rébellion tigréenne (pour le second) ont values à l’Égyptien Al-Sissi et à l’Éthiopien Abiy Ahmed, auraient pesé dans leur volonté d’intégrer un regroupement peu regardant sur les pratiques internes des régimes.
Une chose est sûre, la participation des pays africains aux BRICS, si elle met les relations avec les partenaires traditionnels sous tension, n’est pas synonyme de rupture avec ces derniers et d’alignement sur le bloc géopolitique sino-russe. La stratégie poursuivie relève plutôt du multi-alignement, ou du hedging, soit de la construction de relations d’interdépendances politiques et productives avec plusieurs pôles de puissance qui se contrebalancent mutuellement afin de limiter l’influence des chacun de ces pôles. [10] Le régime de plus en plus large des sanctions unilatérales a catalysé cette propension à « chercher une protection à travers la participation aux BRICS », pour reprendre les mots du ministre des Affaires étrangères de l’Ouganda,… dont plusieurs collègues ministres sont sous le coup de sanctions états-uniennes pour des affaires de corruption. [11]
L’Égypte, le Nigeria, le Kenya (qui a exprimé en novembre 2024 son souhait de rejoindre le groupe), ainsi que l’Éthiopie dans une moindre mesure, demeurent donc des alliés stratégiques des États-Unis. [12] Autant de pays qui comptaient parmi les principaux récipiendaires de l’aide américaine à l’échelle mondiale... jusqu’à la décision récente de Donald Trump de sabrer dans le budget de l’USAID. En matière d’assistance financière aux membres africains, les institutions des BRICS ne pourront toutefois pas remplacer avant de longues années un FMI toujours dominé par les pouvoirs occidentaux. La crainte de paraître choisir le camp adverse et de fragiliser le lien avec les États-Unis a d’ailleurs pesé dans les débats nationaux ayant précédé ou suivi les dépôts de candidature aux BRICS. [13] Avec le risque de perdre d’un côté ce que l’on n’est pas sûr de gagner de l’autre. Risque ayant nettement augmenté depuis l’arrivé au pouvoir de Donald Trump… dont la diplomatie coercitive renforce néanmoins les incitations à se rapprocher de la Chine et des BRICS à plus long terme.
Notes
[1] Laurent Delcourt, « BRICS+ : une perspective critique », in CETRI, BRICS+ : une alternative pour le Sud global ?, Syllepse - CETRI, Paris - Louvain-la-Neuve, 2024.
[2] Folashadé Soulé-Kohndou, « L’Afrique du Sud dans la relation BRICS-Afrique Ambitions, défis et paradoxes », Afrique contemporaine, n° 248(4), 2013. Le premier sommet du groupe tenu en Afrique du Sud, en 2013 à Durban, a favorisé la mise en réseau d’acteurs institutionnels et privés des BRICS et d’Afrique, en accord avec l’ambition sud-africaine de servir de porte d’entrée aux investisseurs étrangers sur le continent, mais n’avait pas comme enjeu l’accueil de nouveaux membres africains.
[3] Monish Tourangbam, « Managing China’s Rise within BRICS : An Indian Dilemma », https://southasianvoices.org/managing-chinas-rise-within-brics-indian-dilemma/
[4] Communiqué sur X le 22 août 2023.
[5] L’adhésion de l’Argentine a été annulée par le nouveau président, tandis que l’Arabie saoudite n’a pas confirmé son entrée dans le groupe à l’heure où ces lignes sont écrites.
[6] Les tensions autour de l’élargissement du groupe ont mené à la formalisation des critères et principes d’élargissement lors de ce même Sommet de Johannesburg de 2023. Le nombre et la nature générale de ces conditions laissent néanmoins la part belle aux jugements des membres effectifs.
[7] L’Égypte est un partenaire essentiel de l’initiative Route et ceinture du fait du rôle stratégique du Canal de Suez pour le transit de l’énergie et des marchandises chinoises, tandis que le dynamisme éthiopien repose dans une bonne mesure sur des investissements chinois.
[8] A noter que les autorités algériennes y voient plutôt l’influence des Émirats arabes unis, qui auraient demandé à l’Inde de bloquer la candidature du pays maghrébin (El Moudjahid, 28 septembre 2024).
[9] Laurent Delcourt, « BRICS et Afrique : nouveau partenariat « win-win » ou « colonialisme newlook » ? », Démocratie, 9, septembre 2024.
[10] Cheng-Chwee Kuik, « Binary trap threatens ASEAN’s hedging role », East Asia Forum, 1er août 2023.
[11] Prisca Wanyenya, « Gov’t Defends Decision to Join BRICS », Parliament Watch, 14 janvier 2025 https://parliamentwatch.ug/news-amp-updates/govt-defends-decision-to-join-brics/
[12] Le Kenya a par ailleurs été, en avril 2024, le premier pays africain à être hissé au rang « d’allié majeur hors OTAN », en vue d’arrimer le pays aux États-Unis face à l’expansionnisme russe sur le continent (bbc.com, 23 mai 2024).
[13] Yonas Biru, « Ethiopia’s Request to Join BRICS is a Sign of Desperation, Not of Strategy », Borkena, 30 juin 2023 ; Ademola Adebisi, « Must Nigeria sit on BRICS ? », The Nation, 31 août 2023