Les premières lignes de cet éditorial sont couchées un 8 mars, « journée internationale des femmes » [1] . Ce hasard du calendrier est une entrée en matière idéale pour signifier l’ambivalence du recours à leurs droits. Pour le meilleur, il est l’occasion de rappeler que nulle part au monde, les femmes ne bénéficient d’une égalité véritable avec les hommes, que les luttes en faveur de l’égalité ne sont donc ni dépassées ni secondaires et, de surcroît, que cette journée ne concerne pas uniquement la moitié de l’humanité. Pour le pire, cette date symbolique est réduite à une ode à la femme prononcée, le temps d’un instant, par une élite possédante et dominante, soucieuse de ses intérêts. Récupération politique, médiatique ou commerciale, elle devient alors une illustration de l’entreprise de dépolitisation des luttes féministes.
Cet exemple, aussi dérisoire puisse-t-il sembler, est un révélateur parmi d’autres d’une tendance profonde : l’accaparement des idéaux féministes par des acteurs historiquement opposés – ou indifférents – à ceux-ci. « Au nom des droits des femmes » devient un leitmotiv brandi opportunément, un discours légitimateur, au bénéfice de ceux qui le prononcent. Cette instrumentalisation décomplexée amène en bout de course à des affirmations contradictoires et des situations d’ordre schizophrénique. Les offensives néolibérales, depuis les années 1970, se sont traduites sur tous les continents par une détérioration des conditions d’existence d’une majorité de femmes. Pourtant, un récit enchanteur, développé depuis les années 1990 par les institutions internationales et relayé en chœur par des États, laisse entendre qu’en dépit des « dommages collatéraux », la mondialisation se traduirait pour elles par des opportunités plus que par des contraintes.
De la même manière, la rhétorique de dirigeants tels que le général Sissi en Égypte ou le premier ministre indien Narendra Modi, qui s’auto-désignent « libérateur » ou « sauveur des femmes », s’inscrit dans un agenda nationaliste excluant et tranche avec des agissements répressifs et autoritaires. Cette sollicitude sélective, vendue comme un partenariat win-win pour les femmes, relève davantage d’un paternalisme d’État et révèle les usages politiques paradoxaux de la cause des femmes.
Enfin, l’invocation des questions sexuelles pour justifier des politiques de type néocolonial, raciste et xénophobe est une pratique certes ancienne, mais qui connaît depuis le 11 septembre 2001 une résurgence inquiétante dans les pays occidentaux, et au-delà. Ces hijacking ne sont pas des processus inconscients ou aléatoires. Ils répondent à un schéma rôdé et les motivations qui les sous-tendent sont multiples et sans cesse renouvelées.
Cette nouvelle livraison d’Alternatives Sud revient sur la « normalisation » des revendications à caractère féministe et sur la généralisation du concept de genre. Dans une perspective de killjoy politics – que François Vergès décrit comme « une politique de l’envers du décor, une critique de la politique du ‘bonheur’ qui masque la violence, l’arbitraire, l’abus et la discrimination » (Vergès, 2017) –, nous proposerons une lecture critique des usages du genre, et de la fonction latente que ce concept a pu jouer à travers la valorisation d’un narratif sur les droits des femmes, au détriment des luttes pour rendre ces droits effectifs.
Une mise au point pour évacuer d’avance d’éventuels procès d’intention aux auteures de ces lignes : cet ouvrage collectif – auquel ont contribué des femmes, des féministes, intellectuelles et militantes, du Sud et du Nord – ne vise pas à disqualifier le concept de genre ou celles qui se mobilisent en son nom. Bien au contraire, il se veut l’écho d’un mouvement qui vise à se réapproprier la notion, à la repolitiser, à la complexifier et à la décoloniser. Un mouvement qui rappelle que le féminisme nécessite de rester « au plus près des réalités », sans schéma idéologique ou politique préétabli (Ali, 2016).