Il y a une scène de Dans la peau de John Malkovich où John Malkovich entre par la petite porte, accroupi, et passe dans le conduit boueux qui le fait glisser jusqu’à son propre cerveau — d’habitude ce sont les autres qui font cela, les autres qui entrent dans la peau de John Malkovich, mais cette fois-ci c’est lui. On sent que quelque chose va capoter, on suppose, je suppose, que le conduit secret risque de ne plus être praticable, ou que l’arrivée de John Malkovich dans son propre cerveau en tant que visiteur va installer un point de fracture, parce qu’être en villégiature en soi n’est pas tenable, on suppose, je suppose, qu’ensuite tout changera, des chemins seront fermés, des impossibilités apparaîtront, ce qui fera rupture avec la première partie de l’histoire où nous acceptions de voir le corps de John Malkovich utilisé comme moyen de transport. Mais l’arrivée — la descente — de John Malkovich dans le cerveau de John Malkovich, au lieu de transformer le passager et son véhicule comme à l’accoutumée, modifie le monde extérieur. Le cannibalise. Brutalement, (la scène se passe dans un restaurant) tous les êtres vivants sont John Malkovich, le serveur, la chanteuse de bar, le pianiste, les convives, le maître d’hôtel, etc. Le véhicule John Malkovich et son passager John Malkovich évoluent au milieu de dizaines de John Malkovich, tous pourvus de signes extérieurs infimes qui permettent de les distinguer socialement (en tant que serveur, chanteuse, convives, etc.). C’est un étrange point de paroxysme sincère où tout ce qui est à l’extérieur de soi est soi. Les paroles sont aussi très importantes. Elles sont toutes remplacées par « John Malkovich ». Aucun autre mot n’est prononcé. Je suppose comprendre ce que ça signifie : lorsqu’on se retrouve en soi, le monde devient soi et l’on entend que soi. Comme une sorte de mort. Mais une mort qui ne le sait pas car le soi bouge encore, il-elle chante en robe de strass l’air de John Malkovich allongée sur le dos du piano, propose un verre de vin, du Malkovich millésimé à John Malkovich qui interroge sa femme, celle-ci inclinant sa tête de Malkovich pour approuver qu’on remplisse son verre d’un « Malkovich » doucement murmuré. Dans ce foisonnement visuel et sonore du même soi répété, le John Malkovich initial perd pied. Veut s’enfuir. Se cogne à ses autres lui-même. Puis s’échappe. Refuse de mourir. Peut-être (je suppose) que cette scène montre que vivre c’est sortir de soi (résumé simpliste).
Le principe est bon, mais ardu. Notre cerveau est le seul outil que nous ayons pour voir entendre et penser le monde, et il reste ancré au soi, collé au conduit boueux derrière la petite porte. Sans compter les marionnettistes qui n’hésitent pas à entrer dans notre véhicule (les vieux profs avec leurs règlements, les nocifs jouant de nos émotions, les humiliants ou les indifférents qu’on espère rembarrer ou impressionner). L’équilibre entre ce qu’on est capable d’accepter et ce qui nous assomme est difficile.
Il y a aussi la question du personnage fictif. Qui est ce soi vu à travers les yeux des autres, un soi capable de nous grignoter. Je donnerais cher pour voir quelle a été la tête de John Malkovich lorsqu’il a commencé à lire le script du film Dans la peau de John Malkovich. Je suppose qu’il a dû rire, beaucoup. Il s’est peut-être demandé si un autre acteur ne serait pas mieux armé pour le job, un acteur plus connu, une icône. Pour qu’on puisse se saisir de la fiction plus frontalement, avec une instance qui prenne tout l’espace dans la pièce, l’elephant in the room. Marlon Brando. James Dean. Marilyn Monroe. Il a peut-être accepté de tourner le film pour être soulagé de ce soi qui n’est pas lui et qu’il trimbale de scénario en scénario, soulagé de l’effet miroir, du trou rond découpé dans le carton du décor à hauteur du visage pour qu’on y passe la tête et une fois pris en photo devenir cycliste du XIXe siècle sur son grand-bi ou soldat de la Deuxième Guerre mondiale devant la petite boutique d’objets militaires d’Arromanches. Ce qui compte au fond, c’est la volonté de s’échapper. Le personnage de John Malkovich dans le film finit dépossédé, sauf quelques secondes où il crie Je suis libre ! comme Patrick Mc Goohan dans Le Prisonnier. Mais je suppose que, s’il a eu la volonté de s’échapper, cela suffit. L’idée n’est peut-être pas de réussir, puisque maladroitement, imparfaitement, nous allons.
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Je vais aller la voir tout à l’heure. Très vite nous n’aurons plus rien à dire et elle reprendra depuis le début la liste de nouvelles que je connais déjà. Elle ajoutera Je te l’ai peut-être déjà dit, un peu gênée, mais sans attendre ma réponse, et elle continuera à dire, malgré tout. Parfois elle fera des variations, reprenant à son compte des actes ou des paroles qui sont les miennes, mais je sais faire semblant d’être étonnée. Tu sais qu’Angelo est mort ? Je suis capable de l’apprendre comme si c’était la première fois, je peux aller de révélation en révélation pour lui faire plaisir. La mort d’Angelo, en plus de réapparaître brutalement au présent, se modifie, s’étoffe, car au fond elle ne sait rien de ce qui lui est arrivé et moi non plus. La dernière fois, il était mort en plein soleil, à midi, à cause de touristes inconscients qui l’ont forcé à jouer au tennis, lui qui travaille tant. Il n’est jamais mort dans son sommeil ni mort empoisonné ou écrasé contre un camion sur son scooter. Sans doute que, dans la liste des morts brutales, celle de Michel Berger est la seule qui fonctionne. Elle me redira que lui et moi avons le même âge — avions le même âge — et je la contredirai une fois de plus, certaine qu’il était plus jeune que moi, plus petit que moi quand nous étions enfants. Elle dira Je ne sais pas puis elle reprendra depuis le début, les nouvelles, ses nouvelles qui ne sont pas mes nouvelles. À un moment — le moment incontournable — elle enchaînera Alors, la maison c’est fini, elle est vendue, elle a été vidée, débarrassée, Je leur ai laissé [aux nouveaux propriétaires] le parasol et la tondeuse, ajoute-t-elle, j’approuve de la tête, sachant que le parasol et la tondeuse sont partis à la déchetterie, et que lorsqu’elle vivait dans la maison le parasol et la tondeuse n’étaient pas des sujets de phrases. Elle dit Ils sont gentils [les nouveaux propriétaires] alors qu’elle ne les a jamais vus, ne connaît pas leur nom, elle ne sait rien des déboires chez le notaire, des messages agressifs, des problèmes de cheminée fêlée et de toit de 1920 dépourvu d’étanchéité, elle ne sait rien des devis de couvreurs et d’artisans délivrés à son ancienne adresse et des sommes d’argent décomptées de la vente. Je l’ai toujours bien entretenue cette maison, dit-elle, ce qui veut dire (je traduis) Je l’ai toujours chérie, le l’ai toujours conservée en moi, refusant de la voir tomber en morceaux, refusant de l’entendre grincer et se défaire. Et alors, qu’est-ce que tu me racontes ? Demande-t-elle, Comment vont R et L et V ? mais elle n’attend pas d’autre réponse que Bien, très bien, avant de passer à autre chose, c’est-à-dire de revenir à la liste de choses connues, neuves, réinventées, brutales et vieilles. Sa fenêtre donne sur le jardin, les chambres d’en face, le ciel. Je regarde souvent à l’oblique, vers ce que je devine être l’emplacement de la route que je reprendrai tout à l’heure. Je fais très attention de ne pas regarder l’heure, car elle le voit tout de suite, je sens qu’elle se raidit, et je ne veux pas provoquer la suite, la suite étant qu’elle sait que quand je partirai elle restera là à côté de la mort d’Angelo à attendre. Je crois que ni l’une ni l’autre ne sommes en capacité de penser cette attente. Elle est bien trop énorme pour nous deux, comme un meuble encombrant qu’on voudrait déplacer mais qui nous glisse des mains. Cette attente prend tellement de place. Elle bouge, elle s’étale. Elle m’entoure avant que je la pense. Elle me suit quand je marche rue Laitière comme maintenant, passant devant la vitrine de l’imprimerie avec sa machine antique, magnifique, à l’arrêt le dimanche, machine que j’imagine vrombir quand je ne suis pas là, comme ma mère imagine les nouveaux gentils propriétaires sous le parasol en train de tondre. J’ai mis du temps à digérer cette attente, copieuse, musclée, brumeuse, rigide, qui va rester ici désormais. Je dois la laisser s’installer dans l’eau chaude qui mousse sur les casseroles, dans mon corps plié, le linge à descendre plaqué contre mon cœur, dans chaque marche d’escalier que je prends en crabe le matin et dans la voix de la radio qui raconte, remplie d’émotion, les dauphins. Je vais devoir faire, c’est-à-dire lire, écrire, coller, peindre et broder du papier et des pierres trouées, malgré et avec cette attente, comme ma mère parle malgré et sans les faits, psalmodiant ce que nous savons si bien toutes les deux, prétendant l’oublier pour que ça naisse encore une fois, que ça vive.
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