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Billet de blog 11 septembre 2025

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L’IA : promesse d’un futur déshumanisé ?

Les affiches, les écrans, les ondes regorgent de publicités et d’appels à utiliser l’IA en toute circonstance. Telle une croissance cellulaire incontrôlée, elle s’installe et s’impose dans chaque recoin de nos vies en instillant la promesse séduisante d’un monde meilleur, dans lequel tout devient possible : améliorer nos existences, les rendre plus fluides, plus efficaces et plus heureuses.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Pourtant, il s’agit moins de savoir si elle accomplira, un jour, ces promesses, que de comprendre le prix que nous serions prêts à payer pour y croire. Comme l’écrivait Ivan Illich : « La société moderne ne peut survivre que si elle se rend indépendante de ses outils. »

La fable de la santé

Cette illusion prolifère avec davantage de vigueur dans le domaine de la santé, invoquant ici un argument implacable qui nous touche toutes et tous : l’IA détectera les cancers, préviendra les maladies, sauvera des vies. Qui pourrait refuser un tel miracle ? Les promoteurs de cette e-canne mentale convoquent la figure de la mère malade, de l’enfant en danger, du proche fragilisé, autant d’images qui nous désarment dans un système de santé lui-même affaibli par les logiques de productivité et de rationalisation issues de l’économie de marché capitaliste. Pourtant, derrière ces promesses, combien de réalités sont occultées ? La médecine n’est pas seulement une affaire de calculs : elle est présence, dialogue, intuition. Elle repose sur des soignants reposés, disponibles, reconnus, humains. Ce que réclame notre système de santé n’est pas davantage d’algorithmes mais du temps et du soin, une organisation qui libère au lieu d’enfermer. L’IA peut accompagner (tri, alerte, aide au diagnostic) mais elle ne doit pas remplacer l’humain : l’intuition d’un médecin, la chaleur d’une main, le regard attentif, la disponibilité d’un esprit qui font parties intégrantes du soin. Même Geoffrey Hinton, l’un des pères fondateurs de l’IA, alerte désormais sur une probabilité non négligeable que ces technologies deviennent une menace existentielle si nous leur abandonnons les décisions relevant de la vie elle-même.

La perte du libre-arbitre

Au-delà de la santé, l’IA avance ses pions dans tous les domaines de la vie. Elle s’immisce dans nos loisirs, nos relations et dans nos professions. Elle rédige des rapports, synthétise des articles, propose des décisions. L’expert confie son travail à la machine, le lecteur résume le contenu par une autre et le décideur en consulte une troisième pour orienter ses choix, dessinant ainsi un tableau absurde dans lequel ce ne sont plus les humains qui débattent mais les machines qui dialoguent entre elles, tandis que nous nous habituons à ne plus penser. Ainsi, quoi de mieux pour la machine devenue intelligente de nous suggérer de toujours plus la solliciter, et comme dans tous processus d’optimisation, de nous récompenser pour cela.

Ce processus, loin d’être anecdotique, signe une mutation anthropologique. Alors que les réseaux sociaux conditionnent notre attention, formatent nos désirs, érodent notre patience, l’IA parachève cette aliénation douce. Le danger n’est pas la révolte des robots, mais la résignation des humains. Jusqu’où souhaitons-nous laisser l’IA appuyer sur le bouton de mise en veille de nos cerveaux ? Et que produit-elle réellement, si ce n’est du plagiat ? L’IA dite générative n’invente pas : elle copie, agrège, reformule. Elle puise indifféremment dans des milliards de textes, d’images, de musiques, qu’elle réassemble sans discernement. Emily Bender, linguiste et critique des modèles de langage, les qualifie de « perroquets stochastiques », qui copient et recrachent sans inventer. Le génie d’un poète, les récits d’un blogueur amateur, les conversations intimes, la banalité d’une fiche produit sont placés sur le même plan, réduits à une soupe de données standardisée. L’illusion de la créativité masque une uniformisation sans précédent de la pensée, une culture sans profondeur où l’originalité s’efface derrière la répétition statistique. La créativité humaine se voit absorbée, digérée, régurgitée en une multitude de contenus interchangeables. Elle se réduit parfois à sélectionner parmi différentes options et paramètres proposés par l’algorithme. Dans ce marais, il n’y a plus de hiérarchie, ni de voix singulière : la diversité culturelle, moteur de l’humanité, pourrait s’effacer dans un immense brouillard algorithmique. Vers quel asymptote de pensée ce processus convergera-t-il ?

Pourquoi apprendre, mémoriser, s’exercer, si la machine répond à tout à notre place ? Pourquoi créer, écrire, composer, si l’IA le fait plus vite ? Peu à peu, nos propres facultés s’atrophient. La mémoire se délite, l’esprit critique s’endort, l’imagination se rabougrit. L’IA ne remplace pas seulement certaines tâches, elle menace notre humanité cognitive. Elle nous rend dépendants, passifs, amnésiques, comme si nous abandonnions volontairement l’art de penser.

Bulle économique, générations sacrifiées et planète carbonisée

Cette illusion nourrit aussi une bulle économique. Derrière l’euphorie, chacun cherche à spéculer sur les promesses une révolution industrielle sans précédent, avant l’inévitable explosion. L’IA se nourrit de l’imaginaire de la 5G, 6G, nG, de circuits gravés toujours plus fins, d’ordinateurs toujours plus puissants, eux-mêmes objets de convoitises géopolitiques. Cette course folle n’est pas sans limite. Comme toutes les bulles, elle éclatera, et avec elle s’effondreront fortunes, industries, espoirs et engloutira énergie et matières premières. Mais ce qui sera perdu ne se réduit pas à de l’argent et du matériel : ce sont des générations de jeunes talents orientés vers des illusions, happés par une discipline hypertrophiée, sacrifiant leur créativité à une mode passagère. Nous gaspillons leurs forces sur l’autel d’un gadget qui n’est qu’une distraction coûteuse et stérile, quand leur énergie pourrait nourrir la réinvention de nos sociétés autour de la sobriété, de la justice et du soin, quand leur créativité pourrait produire des alternatives soutenables, autour d’une nouvelle relation au Vivant.

À cela s’ajoute un coût écologique colossal car l’IA est principalement une bulle de CO2. Chaque requête dans ChatGPT équivaut en moyenne à un demi-litre d’eau pour refroidir les serveurs. Selon l’Agence Internationale de l’Énergie, la consommation électrique des data centers, de l’IA et des cryptomonnaies pourrait doubler en 2026 et atteindre 1 000 TWh, soit l’équivalent de la consommation annuelle du Japon. Les gigantesques centres de données qui alimentent nos IA consomment de l’électricité, engloutissent de l’eau, nécessitent des minerais rares extraits au prix de destructions écologiques et de souffrances humaines. Derrière la prétendue immatérialité du numérique, il y a des mines éventrées, des nappes phréatiques asséchées, des enfants au travail forcé. Nous vivons sur une planète finie. Ses ressources géologiques, énergétiques, minérales sont limitées. Nous le savons. Et pourtant, nous injectons des milliards dans une fuite en avant technologique qui accroît nos dépendances et dévaste nos écosystèmes. Au lieu de consacrer ces moyens à préserver nos forêts, à soigner nos sols, à libérer du temps pour l’éducation, la culture, l’attention aux autres, nous les engloutissons dans l’entretien d’un rêve artificiel.

Un monde social et politique fragilisé

Autre illusion sur le plan démocratique : on nous dit que l’IA permettra de mieux informer, mieux délibérer, mieux décider. Mais aujourd’hui, elle alimente déjà la surveillance de masse, le profilage électoral et la manipulation des opinions, brouille la frontière entre vrai et faux par les deepfakes, radicalise les débats par ses algorithmes de recommandation, enfermant chacun dans sa bulle. Plus grave encore : l’État délègue des décisions publiques à des systèmes opaques, inaccessibles aux citoyens. La démocratie se vide de sa substance au profit d’une poignée d’illuminés, quand les règles du jeu sont fixées par des lignes de code invisibles et dangereuses.

Elle dévitalise également le travail en automatisant les tâches qualifiées et en réduisant l’humain à un rôle de maintenance. Elle concentre le pouvoir entre quelques multinationales qui possèdent données et infrastructures, menaçant la souveraineté des États et reproduisant même une forme de colonialisme numérique. Sous couvert d’objectivité, elle perpétue les discriminations : les minorités sont sur-surveillées, les femmes sous-représentées, les pauvres jugés plus « à risque », et parce que ces décisions viennent d’une machine, elles paraissent neutres et indiscutables, occultant de fait le problème de la responsabilité de décision. Des enseignants remplacés par des tuteurs virtuels, des médecins rivés à leurs écrans, des travailleurs sociaux réduits à cocher des cases sur des interfaces automatisées. L’essence même de ces métiers du lien se trouve étouffée. Là où il faudrait du temps, de la chaleur, du face-à-face, nous installons des filtres technologiques qui éloignent au lieu de rapprocher, qui floutent là où nous souhaiterions clarté et transparence.

Dans le domaine militaire, elle alimente déjà le développement de drones autonomes et d’armes sans intervention humaine, faisant glisser nos sociétés vers la perspective d’une guerre automatisée.

Dans notre quotidien, elle nous éloigne du réel, nous enferme dans des bulles virtuelles, nous fait croire à une vie « dans le cloud » alors que tout repose sur la matière brute de la Terre. Elle crée un imaginaire hors-sol, où l’humain croit pouvoir se passer du vivant. En nous détournant des expériences simples, marcher dans une forêt, écouter un silence, travailler de nos mains, elle nous coupe de ce qui fonde notre humanité et nous fait renoncer aux temps d’oisiveté. Le risque n’est pas seulement matériel mais spirituel : perdre le sens du contact avec le monde.

Nous savons tout cela. Nous voyons les signaux, nous pressentons les conséquences. Et pourtant nous avançons, fascinés, incapables de dire non. Ce n’est pas l’IA en elle-même qui est coupable : c’est notre rapport à elle, notre abdication devant elle, notre incapacité à en faire un simple outil plutôt qu’une idole. La véritable intelligence dont nous avons besoin n’est pas artificielle : elle réside dans notre capacité à douter, à relier, à prendre soin, à habiter le monde commun. Comme l’écrivait Edgar Morin : « La vraie intelligence n’est pas de calculer plus vite, mais de relier ce qui est séparé. » Si nous voulons éviter que l’IA ne devienne la lie de la pensée, nous devons refuser de lui abandonner ce qui fait notre humanité : notre liberté, notre imagination, notre goût du commun. Le progrès ne consiste pas à déléguer nos existences aux machines, mais à réapprendre à vivre ensemble, dans les limites d’une planète finie.

Terminons sur un propos plus ouvert. Malgré tous ces risques de dérives inquiétants, la réponse n’est pas pour autant l’ascèse anti-technologique. L’IA peut, sous conditions, être utile. Il s’agit au préalable de répondre à la vraie question : quelle société voulons-nous que l’IA serve ? Si nous voulons qu’elle serve le bien commun, trois exigences doivent guider son déploiement : sociale (ne pas dégrader l’emploi ni l’accès aux droits, ne pas remplacer la relation là où elle est la raison d’être mais partager les gains de productivité), écologique (fixer des budgets carbone, eau et énergie, privilégier la frugalité et les usages d’utilité sociale) et démocratique (garantir la transparence, audits indépendants et voies de recours effectives, en interdisant les usages attentatoires aux libertés). Pour desserrer l’étau des Big Tech, il faut investir dans des communs numériques (données d’intérêt général, modèles ouverts, infrastructures interopérables financées sur fonds publics) et poser des garde-fous concrets à tous les niveaux, de l’État aux communes : clauses sociales et environnementales dans les marchés, registres publics des systèmes déployés, comités d’audit indépendants, open source par défaut, fonds pour les communs, conditionnalité de l’emploi, droits effectifs pour les usagers, lignes rouges non négociables (pas de surveillance biométrique, ni de scoring social), et formation de toutes et tous pour garder une capacité d’agir. Il est également nécessaire de tenir une boussole pour éviter de se perdre : partir des besoins humains, nommer les limites, organiser les contre-pouvoirs, partager les bénéfices et assumer des renoncements. Aux décideurs publics et privés de se montrer à la hauteur de cette bascule de civilisation. L’IA Act Européen a posé timidement quelques balises permettant de penser qu’il y a un début de prise de conscience du besoin de cadrer ces évolutions majeures. Aux citoyens maintenant de s’exprimer, de réintroduire la politique là où l’on voudrait nous vendre de la magie, pour que les machines travaillent pour la société, et jamais à sa place.

Article co-rédigé par :
Vincent Berlandis
Charles Poussot-Vassal

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