1. Bienvenue à Lampedusa
Environ 10 000 personnes provenant d'Afrique du Nord sont arrivées sur l'île italienne de Lampedusa en l'espace de quelques jours. Et l'Italie signale depuis le début d'année 2023 avoir accueilli 130 000 clandestins. Pauvre Italie!
Occasion pour Georgia Meloni, dont on a pourtant cru, une fois élue, qu'elle allait mettre fin à ces "indésirables" flux migratoires en effrayant les passeurs, de reprocher à ses partenaires européens leur manque de "solidarité". Ce à quoi la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a répondu :
"l'immigration irrégulière est un défi européen qui a besoin d'une réponse européenne" et appelant "les États membres à accueillir".
2. Propos digne de méditation!
L'Union européenne ne cherche pas de midi à quartoze heures, il s'agit d'un défi européen qui a besoin d'une réponse européenne.
Il est vrai que le point de chute de ces milliers de jeunes nomades soient l'Europe. Mais ils partent bien de quelque part, d'un continent A pour un continent E, à la recherche d'une vie meilleure. Et, en levant un peu la tête, on peut constater que le phénomène est global.
Le "défi" (qui n'est pas tant l'immigration irrégulière mais les inégalités meurtrières) est mondial. Une bonne réponse ne peut qu'être également mondiale. Reste à préciser ce qu'implique réellement ce "mondial"?
A bien analyser, il y a dans cette rhétorique vonderleyenne contournement et détournement, pour tout dire un euro-centrisme suspect. Comme si cette immigration tombait du ciel ou était une catastrophe naturelle.
Question : pourquoi de millions de gens s'en vont, non pas tant pour découvrir ou conquérir le monde, mais pour survivre. Qu'est-ce à dire ? Au-delà du fait que notre espèce est voyageuse, les migrations ont toujours existé, il y a surtout que ce monde est fichtrement fichu! Il y a concentration des richesses en ce bas-monde. Et ce n'est pas sans conséquence.
M'enfin, qui pourrait vraiment trouver à redire à la rhétorique européenne ? Certainement pas la silencieuse "Afrique" et ses si divers porte-paroles.
C'est d'ailleurs parce que l'Afrique est frappé d'un mutisme face à ce spectacle navrant (et bien d'autres), que la sainte Union européenne se sent investie d'un pouvoir exclusif et d'une mission sacrée.
Quant aux porte-paroles de l'Afrique, ils se contentent de s'indigner sur le dos des Ukrainiens qui fuient la guerre, en constatant que les misérables "migrants Africains", eux, sont "accueillis" avec moins d'enthousiasme, de charité.
Comme si tout l'enjeu était de savoir : qui les Européens accueillent-ils avec le plus d'enthousiasme? Ces porte-paroles tous azimuts sont donc réduits à :
- Réclamer un "accueil" des africains plus sympa.
- Comparer les misérables africains en quête d'une vie meilleure avec les pauvres ukrainiens en quête de refuge.
Comment en arrive t-on à ce genre de comparaison saugrenue, entre Ukrainiens et Africains ? Sommes-nous à ce point si "corrompus" qu'on ne parvient plus à percevoir la vérité qui se cache derrière l'accueil des Ukrainiens et celle derrière les Africains?
En tout état de cause, il est vain de procéder à la moindre comparaison. Sauf que les porte-paroles africains semblent attendre et exiger de l'Europe ce qu'ils n'osent attendre et exiger à "l'Afrique". Ils contribuent à faire l'Afrique un objet, un patient européen. Le propos de Von der Leyen nous parait alors empreint d'une certaine réalité. Ce qui n'en fait pas moins un propos suspect.
Les porte-paroles africains se conforment à cette rhétorique de l'accueil. Ils se soumettent ainsi aux intérêts économiques de l'Occident, et donc à la politique actuelle.
Ce qui permet, en outre, de passer sous silence ici le "défi" et la (ou la part) "réponse" de l'Afrique. Or, il s'agit d'une question qui concerne l'Afrique, ses Etats, ses intellectuels, au premier chef.
Ces milliers de gens qui périssent dans la Méditerranée ou dans le désert viennent d'Afrique. L'immigration clandestine, avant d'interpeller, l'Europe "accueillante", devrait tarauder et bousculer l'Afrique.
3. Traite migrante - Trait capitaliste
Dans son discours sur l'Afrique, Victor Hugo se bombait déjà le torse en disant :
"La Méditerranée est un lac de civilisation; ce n’est certes pas pour rien que la Méditerranée a sur l’un de ses bords le vieil univers et sur l’autre l’univers ignoré, c’est-à-dire d’un côté toute la civilisation et de l’autre toute la barbarie."
Plus loin, le poète poursuit: "Dieu offre l’Afrique à l’Europe".
Mieux qu'un "défi"donc, il s'agit d'une véritable manne. Mais Von der Leyen est plus politiquement correct que notre cher Victor Hugo. O tempora, o mores !
Le terme "accueil" fort utilisé dans le contexte de "crise migratoire" ou plus exactement de traite méditerranéenne pourrait distraire plus d'un. L'Union européenne a beau être sous l'emprise de la vierge Marie conçue sans péchés, elle pense d'abord "économie".
Qu'est-ce à dire? Que le vrai nom de ce que la propagande occidentale petite bourgeoise désigne vulgairement sous le nom de "migrants" est prolétaires.
Mais qu'est-ce qu'un prolétaire?
Au sens le plus strict, c'est quelqu’un qui ne possède rien d’autre que sa force de travail, qu’il cherche à louer, ou à vendre, pour survivre. S’il erre à la surface du monde, c’est pour ce faire. Faut pas s'imaginer que les "migrants" s'imaginent une fois en Europe ils ramasseront du fric dans la rue. Et qu'est-ce que ces "prolétaires nomades", pour reprendre l'appellation d'Alain Badiou, ont de particulier? Ils sont bon marché et en nombre. Du jamais vu!
Pour l'Union européenne, il faut donc bien comprendre ce que veut dire "accueillir. Il s'agit de prier les Etats membres de faire moins dans le romantisme suranné, et plus dans l'économie politique : se confronter à la réalité.
Que commandent les économies européennes frappées par le vieillissement de leurs populations? Une main d'oeuvre bon marché. Elle est là. A disposition. Certes, on a aboli l'esclavage et la traite négrière, mais l'Afrique demeure, ses enfants s'exportent toujours, en masse, avec un succès qui ne tarit pas.
- Encore?
- Oui encore!
Il ne s'agit nullement de faire des migrants des "sujets", des égaux, des camarades, ou comme un homme de gauche disait avec emphase "nos frères en humanité", mais de simplement les injecter dans l'économie, les faire tourner, les manoeuvrer, les instrumentaliser, les laisser se battre, les user, les utiliser, et bien sûr les payer, fini l'esclavage. Tout travail mérite salaire, n'est-ce pas? Si tout le monde trouve son compte, que dire!
L'immigration en Occident, même clandestine, est largement contrôlée. Ne serait-ce que parce que ce sont les Etats et ses penseurs qui posent les termes du débat. Le sujet est posé et traité selon les intérêts de l'Europe. L'immigration clandestine n'entraine nullement le contrôle de l'appareil productif, du système bancaire, politique, médiatique et culturelle par les clandestins.
Lorsqu’on regarde ces images de Lampedusa, quel naïf peut croire qu’il ne s’agit que du simple cheminement de quelques candidats volontaires. Il y a derrière toute une logistique, une industrie, certes criminelle, cependant elle arrange bien d’acteurs, bien d’États. Du Nord au Sud.
Bien sûr, il y a le désir de ces gens de fuir les conditions d’existence insoutenables, de rejoindre le "paradis" occidental, mais au-delà de ce désir individuel et très humain, il y’a une industrie transformatrice de la misère-matière-première en misère-produit-fini. D'une misère première A à une misère O. On part d’un point A, misère d’Afrique, pour un point O, misère d’Occident. A→O.
Il y a changement de degré, en effet, mais pas de nature. Ces gens, qu’ils soient en l’Afrique, berceau de l’humanité, où en Occident, berceau du capitalisme, n’existent pas.
S'ils traversent la Méditerranée et avant le désert, pour certains, c'est qu'ils se disent, au fond, là-bas ne peut pas être pire qu'ici. Et si même l'éventualité d'échouer en Méditerranée ou de périr en plein désert, par milliers, ne retient ces jeunes, cela devrait alerter les sociétés africaines, d'abord sur elles-mêmes, la révulsion qu'elles peuvent inspirer ou le désespoir abyssal qu'elles peuvent créer pour quantité de jeunes. Lesquels en arrivant à Lampedusa ou sur une côte européenne crie "Boza! " Qui veut dire victoire! Le message pour l'Afrique est terrible et sans appel.
Il faut donner une existence aux millions de jeunes africains. Qu'ils vivent; qu'ils ne survivent plus!
Par existence, il faut entendre autre chose que la stricte survie, la simple conservation de sa force animale par le manger et dormir. Car survivre, c’est précisément …Et propter vitam, vivendi perdere causas.
Ce que nous enseigne cette traite moderne ou méditerranéenne sans "négriers" apparents est que la misère qu’offre l’occident est plus acceptable, plus humaine, et l’on ne saurait vraiment se révolter contre cet Occident.
Ce point, du point de vue des subjectivités, signe la victoire la plus essentielle du capitalisme à échelle planétaire.
Victoire qui explique en partie, alors que le monde n'a jamais été aussi inégalitaire, la mollesse et déliquescence de la gauche. Victoire qui explique en partie, pourquoi en Afrique, continent le plus pauvre, ce sont des personnages comme Trump (milliardaire) ou Poutine qui séduisent une partie non négligeable de la jeunesse.