En juillet dernier, j’ai achevé un incroyable “Tour de France pour une industrie réellement verte” qui m’a mobilisé pendant deux ans. Je suis parti, comme j’aime à le dire, à la rencontre des “chevilles ouvrières de la transition industrielle” partout dans notre pays.
Plus de 100 usines visitées, des centaines de personnes rencontrées : ouvrier.es et salarié.es, entrepreneur.es, dirigeant.es, chercheur.es, élu.es locaux, acteur.ices de l’économie locale, associatifs, habitant.es… Tant et tant d’échanges, tant et tant d’éléments de diagnostic et de voies de travail pour une industrie soutenable (c’est bien une de mes ambitions : affiner une doctrine écologiste de l’avenir industriel, construire une feuille de route pour orienter l’action collective et transformer l’industrie afin qu’elle soit à la fois soutenable, créatrice d’emplois de qualité et au service du bien commun), et je dirais aussi désirable car c’est un imaginaire que nous convoquons avec cette question industrielle et c’est l’imagination que nous voulons remettre en route.
Nos usines d’hier ont façonné nos banlieues, nos territoires et notre manière d’habiter. Les bassins industriels ont longtemps structuré la vie locale, influençant l’organisation du logement, le développement des infrastructures, ou encore l’accès aux services publics. Mais l’industrie a aussi été un puissant moteur social et culturel. Les grandes luttes syndicales et ouvrières qui l’ont traversées ont permis des conquêtes sociales majeures – du temps de travail à la sécurité sociale, en passant par les congés payés.
Il est temps aujourd’hui de repenser la place de ces industries et l’imaginaire autour de celles-ci.
Comme l’écrit Anaïs Voy-Gillis, géographe et auteure de l'ouvrage Pour une révolution industrielle, “l’industrie ne se transformera que si en tant que société, nous sommes en mesure de transformer nos modes de vie, nos habitudes et nos attentes”. Il convient dès lors de trouver un équilibre dans notre politique industrielle entre la manière de favoriser l’accès à un grand nombre de certains biens industriels, tout en y intégrant la notion de sobriété, pour passer d’un modèle de consommation à celui de l’usage. Il s’agit donc de repenser nos compréhensions de la consommation et la production, en sortant de l'anthropocentrisme : donc à la fois repenser la maîtrise de la technique - et son technosolutionnisme providentiel, et remédier à l’asservissement de la nature par l’homme. Il y a je crois une vraie bataille culturelle à mener pour reconstruire nos imaginaires autour de l’industrie, car ce n’est pas simplement un débat sur les outils et l’évolution des enjeux techniques, comme on a pu le faire croire en livrant la politique industrielle aux mains des ingénieurs, patrons et décideurs politiques. Cette bataille culturelle, c’est penser une réindustrialisation qui place une nouvelle industrie en son cœur, qui respecte le vivant et les territoires en les y associant
La désindustrialisation à laquelle nous assistons depuis quarante ans a largement contribué à l’urgence sociale que nous connaissons aujourd’hui, au sentiment de déclassement et d’abandon des travailleurs et des territoires. Nous avons eu tendance à oublier que l’industrie est profondément une question de société, que, l’industrie nous concerne toutes et tous : comme chef·es d’entreprises et salarié·es des usines, comme sous-traitant·es, comme consommateur·ices, comme riverain·es et comme habitant·es des territoires.
La bataille culturelle que je cherche à mener devra nécessairement aussi se jouer sur le terrain de la souveraineté : quelle définition et quelles voies pour l'atteindre. Parler d’industrie c’est forcément plonger assez rapidement dans des considérations géopolitiques : on ne parle pas d’industrie sans parler des Etats-Unis, de la Chine, de l’Inde… Depuis une dizaine d’années, les notions de souveraineté et de sécurité économique se sont imposées avec force dans le débat public. Derrière cette invocation omniprésente de la souveraineté se joue en réalité une bataille idéologique : celle des impérialismes anciens et nouveaux, des visions libertariennes et réactionnaires qui glorifient la loi du plus fort, ou encore des logiques de “friend shoring” (des “alliances douteuses”, comme je les appelle, conclues au gré des intérêts du moment, et qui sont bien fragiles comme la période actuelle à su nous le démontrer). Cette confusion nourrit l’idée que la souveraineté ne serait qu’un repli nationaliste ou une compétition sans règles… Au souhait par certains d’un repli sur soi, identitaire, il faut à mon sens proposer une nouvelle vision de la souveraineté écologique, sociale et démocratique, ancrée dans les territoires et tournée vers le long terme. Cette souveraineté positive implique de retrouver une maîtrise démocratique de nos dépendances et de nos indépendances, comme la capacité à maîtriser suffisamment de maillons significatifs des chaînes de valeur. Pendant des décennies, les politiques européennes de concurrence et de compétitivité ont sacralisé le marché dérégulé et la loi du plus fort. Et aujourd’hui, il faudrait appliquer ces mêmes logiques pour résister aux pressions extérieures ? Face à la domination chinoise sur la production et le raffinage des métaux stratégiques et critiques ou aux milliards de subventions américaines, la tentation serait d’imiter ces modèles. Je ne crois pas que ce soit la solution. Le grand renversement que nous observons appelle au contraire à une actualisation de nos cadres de pensée.
Ces débats autour de la souveraineté ne sont jamais purement techniques ni strictement économiques : ils s’enracinent dans des imaginaires collectifs, parfois hérités, parfois recomposés. Derrière les discours sur la reconquête industrielle, se joue en réalité une bataille culturelle et symbolique : que veut-on protéger, à quoi sommes-nous attachés, quel horizon commun voulons-nous dessiner ? Car la souveraineté ne peut être réduite à une comptabilité de flux commerciaux ou de chaînes d’approvisionnement ; elle dit aussi quelque chose de notre rapport au monde, de notre désir de maîtrise ou de dépendance. C’est pourquoi en mai 2023, alors que le gouvernement présentait son projet de loi “pour une industrie verte”, toujours plus compétitive, verticale, et qui n’avait de verte que le nom, j’ai rédigé une première version d’un “Manifeste pour une industrie réellement verte”. Écrit dans le temps court de l’examen d’une loi, il avait vocation à dire combien le désaccord était total avec la pensée sous-tendant cette loi dite d'industrie verte, et à dessiner un chemin pour mener cette bataille culturelle. Si cela a eu le mérite de poser quelques hypothèses de travail que je ne renie pas, j’ai aussi vite mesuré la nécessité de confronter ces points de vue au terrain et d’aller rencontrer celles et ceux qui vivent ce sujet dans notre pays. C’est là qu’est née cette idée d’un tour de France. Interrompu par la précédente dissolution, il a repris en septembre 2024 pour s’achever en juillet dernier par une longue étape d’une semaine dans ma région, le Centre-Val de Loire.
Ce billet n’a pas vocation à refaire le chemin parcouru mais plutôt à dire quelques mots des premiers enseignements ainsi qu’évoquer les suites sur lesquelles je travaille actuellement.
Cinq premiers enseignements de ce tour de France :
Premièrement, affirmer que l’industrie est un enjeu qui concerne tout le monde, sa transformation est à co-construire. Ce n’est pas une affaire technique réservée aux ingénieurs ou aux patrons, mais une métamorphose à réussir collectivement, comme le dit Anaïs Voy-Gillis “Créer un imaginaire partagé est une condition pour innover, pour relier un futur désirable avec l’héritage industriel qui a façonné nos territoires, et pour retisser un lien entre celles et ceux qui s’inscrivent dans une mondialisation ouverte et celles et ceux qui se sentent abandonnés”. C’est ce travail que je poursuis : écrire, partager, vulgariser. Les écologistes en particulier doivent se saisir de ces enjeux, nous qui avons parfois été vus comme des alliés de la désindustrialisation. Encore faut-il redéfinir ce que nous entendons par industrie : pas seulement la production de biens manufacturés, mais un métabolisme fait de flux et de stocks, dont on doit considérer non pas seulement l’empreinte carbone mais aussi l’empreinte matières - son impact global sur les ressources, et dont le fonctionnement en économie circulaire est à inventer.
Il faut que nous pensions une économie des besoins et des limites planétaires, c’est-à-dire une économie qui parte des besoins réels et tienne compte des plafonds écologiques. Les écrits de Jacques Fournier dans son ouvrage “L’économie des besoins, une nouvelle approche du service public” ou encore les travaux de Timothée Parrique nous rappellent que la démocratie doit aussi porter sur la définition de ces besoins. Le modèle du donut de Kate Raworth est éclairant : son modèle garantit la satisfaction des besoins sociaux, tout en respectant un plafond écologique. Nous devons désormais rapprocher producteurs et consommateurs, consommation et production, afin de comprendre nos dépendances et l’importance de cette question.
Un autre enseignement : l’État, la puissance publique, doit être stratège et porter une vison sur le long-terme. Dans mes déplacements, de Vencorex à STMicroelectronics ou Arcelor, j’ai entendu la même chose : l’État doit jouer son rôle. Aujourd’hui, il est encore trop absent et porte une responsabilité dans le retard accumulé face aux défis sociaux et environnementaux de transformation de l’industrie : il n’a pas anticipé, pas planifié filière par filière. Il a laissé l’économie sous cloche, distribuant des aides publiques massives à des entreprises, sans contrôle ni contrepartie, qui délocalisent et licencient tout en réalisant des bénéfices conséquents. Il faut au contraire proposer une planification claire de la politique industrielle à l’aune des transformations profondes, écologiques et numériques, à l'œuvre, créer un véritable fonds souverain pour venir en soutien des industries qui doivent se transformer et qui sont menacées par la concurrence étrangère, mobiliser la commande publique pour orienter la production, revoir les règles de financement et agir à l’échelle européenne pour donner de la cohérence à cette stratégie Nous pourrions commencer par rapprocher le Secrétariat général à la planification écologique (SGPE) et le Secrétariat général pour l’investissement (SGPI), le premier ayant en charge la planification écologique tandis que le deuxième pilote les investissements stratégiques. J’ai déjà porté des propositions de loi et d’amendements en ce sens, et je continuerai.
Enfin, il est temps de remettre l’humain et le vivant au cœur. L’industrie de demain doit s’appuyer sur de nouvelles conquêtes sociales : renforcer le droit d’expression, développer la codétermination, donner toute leur place aux travailleurs et travailleuses dans les choix stratégiques, penser l’adaptation du travail dans un monde à 50 degrés. Je déposerai une proposition de loi en ce sens pour remettre la démocratie et les travailleurs et travailleuses au centre des décisions stratégiques des entreprises par la co-détermination.
Il convient aussi de s’interroger sur la prise en compte des éléments naturels et des non-humains dans nos décisions quant à nos activités industrielles. Si nous sommes aux balbutiements des travaux qui s’interrogent sur les droits de la nature et entre autres sur la personnalité juridique des éléments naturels, nous pouvons d’ores et déjà poser la question de la place (et la manière de représenter) de la nature dans les décisions productives. Des travaux sont à l'œuvre pour interroger la gouvernance des entreprises et la présence de cette “parole de la nature” dans les discussions.
Mais tous ces enseignements sont eux-mêmes à considérer dans une géopolitique qui bouscule totalement la donne. Trois temps ont marqué nos dépendances : le climat, le covid, puis l’ère du trumpisme et aujourd’hui du miléisme, sous l’influence des barons de la tech. Dans ce contexte, la souveraineté doit être repensée. Elle ne peut pas se réduire à des barrières douanières : il faut défendre une vision d’un protectionnisme de transition et celui-ci doit reposer sur le progrès social et écologique. L’approche européenne basée sur la sacro-sainte concurrence libre et non faussée ne tient plus. Si nous ne devons pas être naïfs, nous devons défendre un alter-projet basé aussi sur la coopération et construire une nouvelle diplomatie économique. Cette géopolitique sera déterminante et mon travail ne peut donc se cantonner à rester limité au périmètre de l’industrie en France. Ce travail de terrain et de compréhension doit se poursuivre au-delà : à Bruxelles - pour interroger la commission européenne, en Pologne - pour mesurer ce qui se joue dans le boom et le dumping industriel actuel, en Italie - à Catane où ST Microelectronics prévoit de transférer des lignes de production jusqu’ici présentes en France, et pourquoi pas jusqu’en Chine. Pour continuer à saisir ce qui se joue, ici et ailleurs.
Et maintenant ?
Au-delà de ces 5 grands enseignements, tant d’échanges et de rencontres ont pavé le chemin dans lequel je me suis engagé, et je voudrais à mon tour vous témoigner ici des voies que j’ai entreprises pour permettre ce partage.
Je veux avant tout restituer tous les enseignements que j’ai pu obtenir, en construisant une feuille de route pour une industrie soutenable et désirable. Cette feuille de route doit être pensée par toutes les parties prenantes et les différents acteurs et actrices de l’industrie. C’est dans ce cadre que je travaille à l’organisation d’une convention sur l’industrie réellement verte, co-organisée avec des think tanks, fondations, et organisations patronales afin de penser ensemble l’avenir d’une l’industrie résiliente. Cette feuille de route serait le point de départ d’un récit collectif à écrire.
Il me semble également primordial de vulgariser cet enjeu, et d'apprendre à le partager autrement. Pour ce faire, j'organiserai une conférence gesticulée, par laquelle je voudrais exprimer ma vision de l’industrie, en passant par la description des imaginaires et des émotions, et rendre ce sujet digeste et passionnant, en dehors des sphères concernées. Écrire est pour moi une manière de laisser une trace concrète, et me permet également d’engager des boucles réflexives à la relecture, afin de continuer de tirer des leçons du chemin parcouru.
Par envie de partager les expériences que j’ai pu vivre, et de transmettre ma vision de réindustrialisation, je sortirai prochainement un essai sur la souveraineté. J’ai également un projet de livre pour aller encore plus de l’avant et contribuer concrètement au débat.
Le nombre d’entreprises en difficulté ne cesse de s’allonger, avec un effet domino sur les sous traitants des grands donneurs d’ordre. Réindustrialiser ne signifie pas seulement relancer des usines : je veux contribuer à inventer un nouveau modèle, au service des territoires, du vivant et de la justice sociale, avec toutes celles et ceux qui se sont déjà engagé.es dans cette voie.