Yétoile était l’artiste, la commerçante, la touche à tout du Yétibet. Elle avait obtenu un doctorat es Expérimentation Économique et Politique. Elle souffrait d’armorsure[1] chronique, et nul ne pouvait dire à quoi était due cette affection. D’aucuns affirmaient qu’elle ne savait pas se situer dans le paysage politique yétibétain, et que sa mine amertuméfiée[2] était liée à ses doutes perpétuels.
Le paysage politique (PPY) yétibétain était assez particulier et plutôt singulier quant à son fonctionnement. Deux partis s’affrontaient, au-dessus desquels l’empereur arbitrait et trônait. Il y avait le parti des pisse-droit et le parti des pisse-gauche. Les noms gardaient trace de l’époque où la femelle était exclue des débats, du moins c’est ce que croyait le commun des yétis. La vulgate attribuait, à tort, à des particularités anatomiques ces appellations. En fait, mais on l’avait oublié, cela venait du moment lointain où ces partis s’étaient constitués par un choix d’allégeance à l’un des deux jumeaux, pères de la nation: Yéthimus et Yétumulus[3]. Ce choix faisait référence à la trajectoire empruntée par chacune des boules de neige fondatrices. Les pisse-droit siégeaient à gauche et les pisse-gauche à droite de l’assemblée des pairs yétibétains. L’appartenance à l’un des deux partis ne devait rien à la raison, mais tout au hasard. En effet, quand un yéti atteignait l’âge de raison, très exactement le jour de son 42ème anniversaire, il devait passer au panier à deux boules. Et tirer celle qui déterminerait jusqu’à sa fin son appartenance politique. La boule bleue intimait l’ordre de rejoindre les pisse-gauche, la boule rouge celui de militer chez les pisse-droit. Bref, c’était complexe. Et Yétoile, n’y trouvant pas son compte, aurait préféré tirer une boule blanche qui l’aurait libérée d’une quelconque obédience. Sauf que la boule blanche n’existait pas. Le système aurait été vu comme contestable, côté planète des humains, mais il avait l’avantage de ne pas alimenter d’interminables débats sur la légitimité des votes. L’adoption des lois et autres évolutions de la société ne devait rien à la discussion, mais tout à la démographie et au tirage.
Yétoile, partagée et insatisfaite, avait rejoint une société secrète : « Les adorateurs de la Bourrique Céleste », où elle était d’ailleurs la seule courtisane, puisqu’elle en était la créatrice. Et sa mission, auprès du grand Yétibère[4], consistait à animer les activités artistiques, culturelles, mais non dépourvues de buts mercantiles, du royaume.
Et ce jour-là, Yétoile attendait, fébrile, l’heure de l’inauguration de son exposition baptisée « Indignations à rendre ou à casser : un concept, des produits ». Attentive au monde, elle savait, en humant l’air du temps, coller à l’actualité, créer ces objets qui distrairaient ou feraient réfléchir. Elle avait dressé un buffet coloré, où, onctueuses, les cinq crèmes[5] de la gastronomie yétibétaine, voisinaient avec la liqueurdelion[6]. On était à une heure du discours de l’empereur, et, festondue[7] de frais, elle pouvait enfin s’interroger sur sa nouvelle proposition, autant que visiter ses souvenirs.
Certaines de ses créations avaient fait un flop, d’autres avaient été de réels succès. Et, parmi ses œuvres, au moins deux lui revenaient souvent en mémoire…
… « Les petits crédits », qui ne rencontrèrent, à prix initial, qu’un succès d’estime. C’est quand elle les solda qu’elle put vider son arrière-boutique pour faire de la place à de nouveaux produits.
… « Les indulgences », qui elles, s’épuisèrent en quelques semaines. Elle avait ouï dire que les humains avaient récupéré le concept dans un temps pas si ancien que ça.
À force d’entendre râler le peuple yéti, elle avait décidé de se pencher sur la question de l’indignation. Il y avait…
… L’indignation révoltée qui s’agitait dès que paraissait une nouvelle, entrainant rumeurs et peurs, qui, quand on l’ouvrait, braillait jusqu’à ce qu’on la referme ce slogan bien curieux et souvent incompris : « No caravane »…
… L’indignation larmoyante qui arrosait celui ou celle qui prendrait le risque d’ouvrir le cœur en sucre dans lequel elle était enclose.
… L’indignation vertueuse, dont le paquetage affichait une vierge en majesté, adoratrice de la Bourrique céleste, et qui faisait de sa pureté la seule voie possible. Quand on l’ouvrait, on entendait une berceuse acidulée qui susurrait : « La jouiscivette[8] est une brouette à mâles ! ». Pour sûr, les militantes de la cause femelle allaient s’irriter, ne saisissant pas la caricature ! Savoir si elles trouveraient, parmi toutes les propositions de Yétoile, de quoi nourrir leur ire…
… Mais il y avait une indignation qui ne serait jamais vendue… Elle était mignonne pourtant, joliment emballée avec un ruban aux couleurs de l’arc-en-ciel. Elle s’appelait « Je découvre que je contribue à tout ce qui m’indigne ».
[1] Amorsure : Sentiment particulier qui laisse des traces profondes, et parfois, de douloureuses cicatrices.
[2] Amertuméfié (e) - Amertuméfaction : Se dit d'un visage ou d'une expression si douloureuse, si triste, si pleine de désespoir et de déception que les yeux gonflent, les lèvres tremblotent, le front se plisse irrémédiablement, les joues s'affaissent et le menton se met à fuir. Nul ne sait les raisons qui font que certaines personnes déclenchent une crise d'amertuméfaction. Aux dires des scientifiques qui se penchent sur la question, le fait de vivre une ugnon pourrait accélérer l'apparition de la crise. Il paraît que Laurence d'Arabibine, sur la fin de sa vie, avait la mine amertuméfiée. Sans doute l'abus d'apéros gourgandinatoires.
[3] Yéthimus et Yétumulus (vers -225/-175 av. JC) : Jumeaux à qui la légende attribue la création du Yétibet. Ils auraient lancé chacun une boule de neige du haut d'un pic perchés, qui, prenant du volume, se seraient violemment entrechoquées au bout de quelques heures de roulade. Il en aurait résulté un gigantesque nuage de poudreuse qui, en retombant, aurait délimité les frontières du pays. On suppose que la Mairiche du Yétibet est située à l'exact emplacement du point d'impact.
[4] Yétibère (1710-1980) : Dernier empereur yéti dont l'action pour la libération de la femelle a été déterminante. C'est lui qui, entre autres mesures, a interdit la main aux fesses lors des congratulations du matin.
[5] Crèmasculée : Première des cinq sortes de crème qui sont confectionnées au Yétibet. Chacune des crèmes a des fonctions festives et conviviales très particulières. Toutes les préparations sont à base de lait de zébulbe. Il s’agit de fouetter la crème sans le moindre arrêt durant une bonne dizaine d’heures. Le yéti est solide et constant, mais quand même ! Souvent, quand sont lancées des cuisines de crèmes, les familles s’organisent afin de se relayer. Le seul yéti connu qui bricolait dans son coin ses crèmes, sans demander de l’aide, était le Chef Yétilote. Mais le fait est contesté par les yétistoriens.
La crémasculée est constituée de la préparation de base, agrémentée de férociboulette ou de tortulipe selon la saison. Son effet est assez curieux puisqu’elle transforme les ténors yétis en haute-contre pendant 24 heures, qui atteignent au sublime contre-ut. Certains chanteurs d’opérapiat mangent de la crémasculée pour tenir la note.
(voir également : créméchée, crémincée, crémolliente et crémoustillée)
[6] Liqueurdelion : Messieurs, si vous voulez que votre amoureuse vous prenne pour un preux chevalier, offrez-lui une petite liqueurdelion !
[7] Festondre : Façon de couper les poils, très à la mode chez les yétis, qui consiste, à l'aide d'une festondeuse, à cranter délicatement, en vagues ondulées, les différents niveaux de poils. L'art de la festonsure a vu son apogée sous Yétibère, lui-même prenant grand soin d'avoir toujours le pli fait et l'arrondi harmonieux
[8] Jouiscivette : Certains yétis, les femelles plus exactement, seraient parfois, au moment de l'extase sexuelle, débordantes et dégoulinantes d'une substance particulièrement odorante. Les mâles les appellent alors des jouiscivettes. À noter que les parfumeurs paieraient une fortune pour capturer une jouiscivette et que l'empereur Yétibère était friand de ce type de femelles. Il faut croire que cette spectaculaire explosion de plaisir enivre les yétis mâles.