Il y avait un jardin qui dormait sous un ciel. Niché dans un vallon, il croissait au soleil…
La Fine a revêtu sa longue robe blanche, qui embrasse ses hanches, épouse ses seins, et s’ouvre vers le sol, comme un lys. L’ourlet virevolte, caressant ses chevilles. Sous ses pieds nus, elle sent l’herbe juste séchée de la rosée du matin. Elle aime venir, au lever du jour, humer l’air frais alors que s’épanouissent tranquillement les corolles des fleurs. La Fine se pose, sur un petit banc de bois, et son regard embrasse le foisonnement végétal.
Elle a barbouillé ce jardin comme un tableau impressionniste. Ici et là des touches de couleurs animent les verts des feuillages. C’est un univers d’eau, de terre et de feu. Il change au fil des heures, il avale la lumière, il éclate de senteurs. Il frissonne sous les vents, vivant. Les rondeurs des bosquets répondent aux lianes des vignes vierges. Le marronnier, rose, ombrage la barrière où s’accroche le liseron. Dans un coin, le potager abonde. Les tomates s’arrondissent et mûrissent. Des poivrons pigmentent de leurs ors et de leurs rouges la tendreté du ramage où s’épanouissent encore quelques fleurs blanches, petites, qui seront un jour des fruits. Sur d’incroyables piquets, torsadés et tressés comme des sculptures gothiques, les haricots grimpants balancent leurs gousses, des noires, des violettes et des vertes. Un peu plus loin, les fraises pulpeuses s’offrent d’une chair si foncée qu’elles racontent leur jus. Un pommier accueille les oiseaux et laisse ses reinettes ridées, ratatinées, nourrir les insectes et les piafs. L’abricot, la prune et la pêche attendent leur maturité qui les fera tartes ou confitures.
La Fine s’est munie de son grand panier afin de glaner, au jardin des légumes et des fruits, ceux qui viendront garnir sa table. Elle est seule depuis longtemps déjà, et elle a organisé sa vie autour de son jardin, de sa cuisine. Elle mitonne d’incroyables petits plats, qu’elle peaufine inlassablement. Elle assemble les saveurs, l’amer piqué de l’acide. Elle compose les textures, le croquant associé au fondant. Elle décore des assiettes dentelées où elle picore. Elle mange si peu, la Fine.
Son pas nonchalant l’amène au jardin d’aromatiques qu’elle contemple de son œil sombre avec une lueur jubilatoire. Elle collectionne les herbes et elle a, durant des années, parcouru la planète à la quête des plus savoureux des poivres, le vert de Sichuan à l’arrière-goût de citron, ou le blanc de Penja qui conte l’Afrique. Elle a glané sans cesse les graines de dizaines d’espèces venues des coins les plus reculés. Le carré de zéodaire, à l’odeur de mangue, mais au parfum de gingembre, dresse ses tiges aériennes aux inflorescences rouges et vertes. La marjolaine et la verveine se chuchotent leurs secrets quand la mélisse et le serpolet embrassent leurs racines. Au jardin d’aromatiques, un rocher lisse d’un brun léger qu’adoucit la mousse fait office de siège. Elle se pose, la Fine, et, grisée par les fragrances, s’abîme dans une douce méditation. Elle caresse du bout des doigts la mousse moelleuse et veloutée. Elle admire sa pièce d’eau, qu’elle a voulue au cœur de ce jardin. Les carpes Koï clapotent. Les nénuphars dérivent. Les joncs et les papyrus s’entremêlent et se courbent sous la brise.
Chaque jour à l’aube, elle répète ce rite-là, d’aller saluer son île plantée quelque part sur un morceau de terre. Et chaque matin, elle visite le potager, les aromates et la fruitière, puis s’achemine, parcourue par un délicieux frisson, vers le jardin de l’improbable, un jardin de fleurs qui n'existent nulle part ailleurs.
L’hiver, quand les frimas assoupissent la vie, la Fine se réfugie dans sa serre où elle cultive les semis du prochain printemps. Elle cherche la Fine, avec ténacité, les plus curieux croisements, elle assemble les pollens, elle fabrique des hybrides. Parfois, elle obtient un drôle de bébé. Souvent, la plante meure avant même d’avoir grandi. Mais quelques curieuses réussites viennent, d’année en année, enrichir sa table ou ses vases. C’est au jardin des fleurs que se montre en majesté la plupart de ses réussites. Il y a des lys croisés d’iris, des roses qui sentent le lilas et des lilas dont les bouquets ressemblent à une orchidée, à l’odeur de vanille ou de safran. Il y a la marguerite multicolore, dont les pétales racontent l’arc-en-ciel. Et il y l’arbre à crocus, le buisson à jonquilles, l’edelweiss grimpante et le chèvrefeuille rampant. Elle est un peu magicienne, la Fine.
Et la plus étrange de ses créations est la fleur de souvenances. C’est ainsi qu’elle l’a baptisée, parce que ce mot-là, souvenances, il sonne beau, plus beau que mémoire ou souvenir. Il rime avec tous les langages de l’amour, qu’il soit espérance ou désespérance, qu’il soit errance, romance ou attirance.
C’est une bien curieuse fleur. Son feuillage ressemble à celui de la tulipe, mais il est jaune d’or, duveteux, succulent et s’achève par une épine acérée, qui la rend difficile à cueillir. La floraison est changeante, mais toujours noire, d’un noir si sombre qu’il prend des reflets violines à la lumière du soir. Quand elle est arrivée à maturité, elle devient translucide, et son cœur vibre comme un feu follet. Pour qu’elle s’ouvre, il faut la couper et lorsqu’elle éclot, elle libère une image ramenée d’un lointain passé. Elle rejoue des scènes enfouies et nul ne sait à l’avance, s’il n’est pas initié, si ce sera la joie ou les larmes qui viendront se donner en spectacle. Mais c’est toujours au coucher du soleil qu’elle raconte ses histoires. C’est une plante carnivore, quand elle a dévoré un souvenir, le souvenir meurt, il s’enfuit à jamais, il se perd. Et la Fine, au fil du temps, oublie. Elle regarde sa vie fleurir et s’allège de ses rires autant que de ses peines. Avec l’expérience, elle a appris, en observant le cœur de la fleur, à deviner ce qui sera chanté.
Elle a cueillie son enfance glacée et les coups de ceinture, la poupée borgne et le pain sec. Elle a balayé son adolescence violée, le corps de cet homme qui s’imposa sans tendresse, brutalement, et sans une parole, dans la peur. Elle a, un à un, effacé ces compagnons qui l’ont laissée blessée, fatiguée et mélancolique.
Mais, parmi toutes celles qui sont prêtes à se donner, à se donner et à prendre, il en est une, plus grande encore, plus ronde. Un souvenir palpite, qu’elle ne veut pas égarer. C’est l’histoire d’un amour inachevé pour un grand jeune homme fragile et perdu. Pourtant, revoir encore une fois ce corps qu’elle n’a pas assez caressé la tente certains soirs, parce qu’il lui manque.
Où est-il ce jardin qui s’endort sous un ciel ? Niché dans un vallon, il s’étiole au soleil.