Le bar est glauque, aménagé de bric et de broc dans un taudis en planches. Il est coincé entre un bordel où de vieilles putes attendent le client furtif et pressé, et un sombre hangar. C’est une ville d’Amérique du Sud.
À l’intérieur du bouge ça pue le tabac, tous les tabacs, le blond et le cigare, l’herbe. Une brume bleuâtre flotte collée au plafond noirci par les années. Le comptoir est pris d’assaut d’hommes presque ivres qui s’égosillent pour se faire entendre, dans un espagnol guttural et animé. Parfois un éclat de voix alerte le serveur qui interrompt sa partie de dés et tance le gêneur d’un regard courroucé. Ces hommes-là sont des gringos, des costauds, des lourdauds, qui racontent leurs exploits amoureux ou crapuleux. Ils se vantent, s’enorgueillissent autant de leurs conquêtes que de leurs meurtres. Ces voyous à la petite semaine, ces hommes de mains de la pègre locale, apaisent leurs brutalités dans le fond d’un verre de tequila.
Quelques tables accueillent des couples qui dansent déjà les parades du sexe. Les femmes sont trop maquillées, de trop de rouge, de trop de bleu. Elles ont toutes ce rire de gorge un peu vulgaire, le cou allongé et la tête en arrière, mais qui excite le mâle quand il se fend d’une boutade douteuse. Elles ont toutes de sombres chevelures, lâchées sur leurs épaules dénudées, et qui ondoient sous une lumière blafarde.
Un trio de musiciens joue la sérénade dans un coin. Les baladins sont fatigués, leurs doigts blessent des cordes durcies de l’instrument. Leurs voix égratignent leurs chants. Ils se foutent bien de ce public grossier qui n’écoute pas, ils sont là pour grappiller ces pièces qui achèteront le sucre pour le café.
L’homme rentre, poussant négligemment la porte, avec la rare élégance d’un chat. Il n’est plus très jeune, déjà l’argent marque ses cheveux de jais. Déjà quelques rides abîment la vivacité de ce regard qui semble aux aguets. Il se déplace lentement, mais l’impression de puissance qu’il dégage dissuade le pékin de venir entraver son chemin. Il traverse la pièce jusqu’au bar et commande une vodka-martini secouée au shaker, pas à la main, ça pourrait le contrarier, et le serveur n’a pas envie de contrarier ce monsieur-là. Il s’accoude et commence à siroter sa boisson. Çà et là les coups d’œil s’échangent, interrogatifs. Il intrigue, cet homme « so british », perdu dans un endroit pareil.
Une somptueuse créature s’approche, les hanches qui balancent, et le regard qui frise. Elle en ferait bien son souper, de cet inconnu distingué. Elle se glisse jusqu’à sentir sa chaleur au travers du costume à l’impeccable tombé. Elle l’agace, sûre de son magnétique pouvoir, sûre de savoir allumer le bas ventre des hommes. Elle lui demande comment il s’appelle. Et lui, tranquillement, répond : « Bonde, Jaimse Bonde ». Les paroles sont tombées comme le couperet d’une guillotine. Un silence de mort vient de s’abattre dans l’endroit qui se tend et pèse soudain d’une ambiance lourde. Les cadors, avinés, se sentent la testostérone qui bouillonne. Ils en rêvaient de se frotter à un grand, un plus fort que le menu fretin dont ils font leur quotidien. Un petit teigneux se plante devant l’anglais et lui souffle la fumée d’un cigare en plein dans le visage. Jaimse se met à tousser, à suffoquer. Les yeux lui piquent et l’odeur l’indispose. Il va pour ôter sa veste d’un geste tranquille, quand il prend la première chaise sur le dos. Il se retourne, il veut riposter, mais le petit teigneux l’a saisi par la cravate et lui allonge un uppercut qui lui fracasse la mâchoire.
Le pugilat devient général, il se distribue des gnons, des pêches, des taloches un peu au hasard. Bien malin celui qui échappe à la tarte qui lui dévisse la tête. Des nez éclatent, des yeux se pochent, des dents valsent, des arcades se fendent, des lèvres enflent.
Jaimse ne sait plus comment se sortir de ce foutoir. Il se faufile jusqu’à la porte, laissant les bouseux achever l’explication entre eux. Il est bien amoché, son complet ressemble à une serpillière, sa chemise est en lambeaux. Il passe une main dans ses cheveux pour se recoiffer, la regarde et constate que ses ongles, d’habitude manucurés, sont arrachés et sanguinolents. En découvrant l’état de ses chaussures, de somptueuses créations italiennes en croco, il s’assoie et met à pleurnicher.
« Putain de chiotte de vie, je peux même plus boire un coup peinard… ».
Et oui, même les héros vieillissent…