Moi, prenant la plume :
« Monsieur le Fromage, je te hais. Toi et moi avons, depuis longtemps, une liaison passionnelle que je veux mettre à mal, éradiquer, détruire. Et j'utiliserai toute mon énergie à t'oublier, tant le désir que tu m'inspires m'est devenu insupportable. Tu as contrarié mes amours, tu m'as envahie jusqu'au moindre recoin. Et, je te le dis, aujourd'hui, c'est fini.
Dès mon enfance, tu m'as fait les yeux doux. Tu m'as appâtée d'une pâte molle ou persillée, jusqu'à ce que je m'empâte de trop te déguster. À l'âge où mes copines piquaient du maquillage aux nouvelles galeries, moi j'avais décousu ma doublure de manteau, et je stockais des Babybel obtenus frauduleusement. À cause de toi, j'ai failli dévaliser une crémerie. Tu es un démon tentateur. Tentateur et pervers.
Quand on te fout dehors par la porte du frigo, tu reviens étalé sur une pizza ou en raclette. Tu sais fondre autant que résister. Et tu m'as tout fait, toutes les misères que tu pouvais imaginer.
D'un morceau d'Époisses, tu m'as porté la poisse, car il a fallu que je t'avale le jour d'un rendez-vous important. Te dire que le dialogue fut empesté serait un euphémisme. J'ai contemplée, horrifiée, le nez de mon interlocuteur qui se plissait dans une moue de dégoût. Si ça se trouve, j'ai croisé l'homme de ma vie, que mon haleine chargée de moisissure et de vieux marc a fait fuir.
J'ai eu à faire face à d'interminables scènes de ménage parce que je ne savais pas résister à un morceau de Comté. Mon cher et tendre découvrait que j'avais englouti toute la portion et me passait un savon. Ce fût peut-être la cause de mon divorce. À coup de camemberts je me suis arrondie jusqu'à ressembler à une Mimolette vieille : ronde, orange, et piquée de trous sur le ventre et les cuisses.
Même pour mes anniversaires, plutôt que de m'offrir un gâteau au chocolat, bien moelleux, à la fin du repas, je recevais une roue de brie piquée de bougies. D'année en année, le diamètre de la roue grandissait. Forcément, il en fallait de la place pour les bougies. Et ma gourmandise que tu savais si bien titiller ne résistait pas à ton coulant jusqu'à un point qui me torturait d'envie.
Tu as fait de moi ton esclave, capable de me damner pour un petit Gervais, capable de supplier pour un bout de Munster, avec ou sans cumin, capable d'abdiquer ma dignité pour une Rigotte.
Et, dans ta grande malice, jamais tu ne m'as fait rencontrer un fromager, ni un crémier. Avec sadisme, tu m'a toujours alléchée sans jamais me combler de toi. Si au moins j'avais gagné mon poids, surtout à l'époque, en Ossau-Iraty, au moins je serais morte dans une grande débauche de toi, gavée, le foie juste à point pour être gras. Même pas. Tu as été pingre, tu ne t'es pas livré avec générosité, te contentant de ronronner dans le bac à légume, bien sûr qu'à un moment donné, je craquerai.
Mais, mon salaud, tu n'auras pas ma peau d'orange. Je te quitte, je ne passerai plus devant le rayon ou tu t'étales, sans pudeur, attendant que ta victime remplisse son panier. Je n'ai plus qu'une chose à te dire : Casse-toi, tu pues.»
Charlotte
Réponse trouvée au petit matin sur mon oreiller…
« Mademoiselle Charlotte,
Je ne vais pas me morfondre dans ma faisselle de ta méchante lettre. Je vais me laisser sécher, comme d'habitude. Mais la motte sera salée, parce que je te trouve de mauvaise foi. Tout d'abord, tu devrais t'adresser à tes parents, qui ont, dès ton plus jeune âge, rien trouvé de mieux, pour te faire taire, que de te fourrer des bâtonnets de gruyère dans la bouche. Forcément, tu n'aimais pas les yaourts et tu étais une goulue. C'est là qu'est née ton addiction.
Ensuite, moi je suis plutôt délicat et je préfère qu'on me déguste plutôt qu'on me dévore. Mais toi, tu me bâfres. Tu mérites des baffes. En plus, parmi toutes les subtilités que j'offre, tu fais une fixette sur le camembert, plâtreux le camembert. Je rêve ! Je vais t'éduquer, je vais te faire baver d'envie devant un grand Roquefort, je vais te faire jouir d'un vieux Cantal. Je ne te lâcherai pas. Tu es ma chose, un de mes estomacs de prédilection. Et puis, je te connais, de la gueule, tu en as, des résolutions, tu en prends, mais ta volonté cède à chaque chagrin, et elle cède dans un Saint-Félicien arrosé du petit gorgeon qui va bien.
Ce n'est pas une donzelle un peu allumée qui me fera faillir dans ma mission. Car j'ai une mission qui dépasse le cadre d'une mauvaise humeur passagère.
Je suis ton péché. C'est moi qui dois t'accompagner jusqu'à ton destin, et je mettrai tout en œuvre pour être à la hauteur. Je lâcherai de délicieux effluves qui titilleront tes narines dilatées, je parfumerai tes pas du fumet d'un plateau généreux. À ton dernier soupir, tu te souviendras du Livarot ou de la Boulette d'Avesnes, plus que de tes amours. N'oublie pas que ton ultime plaisir, au crépuscule de ta vie, sera de suçoter une lamelle de Beaufort. Tu n'auras plus de dents. Et je gagnerai. J'envahirai tes potages, je me cacherai dans tes bouillies ou tes purées.
Tu ne peux pas m'échapper, je vais t'enduire de gras, boucher tes artères, m'installer sur ton bedon. Pervers ? Sans doute, mais je me délecte déjà de ton prochain accès de fromagite aiguë.
Toute ta vie est bordée de Pont-l'évêque et de Reblochon. Et si tu tentes de me résister, alors je t'enverrai mon arme fatale : l'apéricube au curry. Tu peux te passer de viande, tu ne peux pas te passer de moi.
N'essaie surtout pas de te contenter de quelque fromage blanc gorgé d'eau, tu ne tiendras pas. La seule solution qu'il te reste, c'est d'apprendre la sagesse. Devenir capable de te contenter d'un morceau raisonnable d'emmenthal plutôt que d'avaler toute la meule sur un coup de tête.
Mais la sagesse... ça n'a jamais été un trait qui te caractérise.
Sur ce, j'ai d'autres panses à persécuter.»
Monsieur Le Fromage