Mantes-La-Jolie, février 2007. C’est sous le portail de la Vierge que fut trouvé le corps de Thérèse Vianey. Elle avait l’air de s’être endormie tranquillement dans la froidure de l’hiver. Un sourire apaisé figeait son visage. Elle portait un voile blanc qui dissimulait sa chevelure. Ses mains étaient jointes sur sa poitrine et ses doigts étaient entrelacés. Elle avait 25 ans. L’autopsie révéla qu’elle avait été empoisonnée et qu’elle n’avait pas souffert. La veille un riverain de la Collégiale s’était plaint d’avoir entendu, tard dans la nuit, les orgues jouer une étrange musique, comme le son du vent dans les branches des platanes.
C’est en juillet 2011 que fut découverte la dépouille de Thérèse Beaudot. Elle gisait au pied de l’autel de l’Église Saint-Aubin, à Pacy-Sur-Eure. Et elle portait un voile blanc qui dissimulait sa chevelure. Ses mains étaient jointes sur sa poitrine et ses doigts étaient entrelacés. La servante du curé entendit, la nuit qui précéda, le souffle des orgues résonner. Elle pensa que c’était le fantôme de Germain Pilon, qui hantait le lieu depuis que sa Vierge à l’Enfant s’accrochait aux murs de l’église.
Les deux affaires furent classées « sans suite », les brigades de gendarmerie des deux communes n’ayant pas eu l’idée de croiser leurs fichiers. Mais quand en septembre, Thérèse Ingrande fut retrouvée près de La châsse de saint Taurin dans l’église du même nom, à Evreux, alors la Police Scientifique fut alertée. C’était là que je bossais. J’étais profileuse. Je repris le dossier.
Je n’avais pas grande chose à jeter en pâture à mes neurones. Seuls le prénom des trois femmes et le lieu où elles avaient été déposées semblaient être le dénominateur commun. J’ai fait comme à mon habitude, j’ai récupéré une carte géographique suffisamment grande pour que je puisse situer les emplacements des crimes. Et j’ai trouvé mon troisième lien : toutes les villes de ces dames étaient situées le long de la Nationale 13, ou à proximité.
En aparté, j’aimerais évoquer les illusions dont se bercent les gens. Ils croient, à force de se gaver de séries américaines, que la Police Scientifique est un immense laboratoire, équipé de matériels si modernes qu’ils semblent sortir du futur, et dont les noms donnent à rêver. La spectrométrie de masse par exemple est rentrée dans le jargon du parfait profileur. Mais cet instrument n’est pas à la disposition des enquêteurs au gré de leurs découvertes. Il n’y en a pas tant que ça qui puissent être accessibles. Et ce que les gens ignorent, c’est que l’engin sert autant à traquer des criminels qu’à analyser des œuvres d’art afin de les restaurer sans les dégrader. Du coup, mes outils sont le plus souvent, avant d’accéder aux merveilles de la technologie, mon ordinateur pour les recherches et ma cervelle pour l’analyse.
Donc, j’avais trois Thérèse ayant remis leur âme à leur Dieu et qui n’avaient rien en commun, à part le prénom, la Nationale 13 et le fait qu’on avait retrouvé leurs dépouilles dans un lieu de culte… Je suis remontée dans le temps. J’ai fouiné, fouillé dans les dossiers classés « sans suite » faute de pistes. J’ai retrouvé ma quatrième victime en 2002, à Rosny-Sur-Seine, avec la même mise en scène. C’était encore une Thérèse. Et de quatre ! C’était tout ce que j’avais.
J’ai décidé d’aller me balader comme une touriste ordinaire, durant mes vacances, et d’emprunter le chemin des chèvres le long de la Nationale. J’ai cherché, et trouvé, cette borne érigée le long de la route qui symbolise la frontière entre l’Ile de France et l’Eure. J’ai pris le temps de griller une cibiche en la contemplant. Il m’est venu une tristesse lourde, comme si mon monde prenait fin au pied de ce caillou. J’avais l’impression que ma vie ressemblait à la peinture défraichie qui le recouvre : écaillée. J’ai visité les églises. J’aime ces endroits imprégnés d’une spiritualité grave qui témoigne des prières déversées aux pieds des Vierges. Je les ai visitées parce que je voulais comprendre pourquoi « mes Thérèse » étaient toutes couchées délicatement dans ces endroits. Était-ce pour prendre soin de leurs esprits vagabonds, pour que leurs derniers vœux montent aux cieux ? Les tuyaux des orgues, qui semblaient vouloir attraper les voutes ouvragées m’ont, d’un coup, interpellée. Je me suis souvenue que deux témoins avaient évoqué des bruits ou de la musique, la nuit de la mort de ces femmes. J’ai relu les dossiers. J’ai farfouillé sur le net pour trouver la date des concerts dans ces églises. À chaque fois, dans la semaine ou la quinzaine qui avait précédé les meurtres, le Requiem de Mozart avait été joué. J’ai senti le frisson de l’excitation me parcourir l’échine, celui du chasseur levant la trace de son gibier dans la forêt. J’avais un fil, ténu, mais je l’avais.
Je me suis rendue chez la servante du curé de Pacy-sur-Eure. Je l’ai dégotée, petite vieille courbée marmonnant entre ses lèvres pincées, qui étendait du linge dans le jardin du presbytère. Elle se souvenait à peine de cette nuit-là où l’orgue avait joué tout seul. J’ai allumé mon ordinateur et j’ai, parce qu’un autre avait parlé du son du vent, lancé le « Confutatis maledictis »… « Après avoir réprouvé les maudits et leur avoir assigné le feu cruel ». Elle a sursauté, effrayée, m’a regardée comme si j’étais le Diable en personne. Elle s’est signée. J’avais touché juste.
Tous les concerts avaient été donnés par l’organiste de la Basilique de Lisieux. La Basilique Sainte-Thérèse de Lisieux. J’ai repris ma route.
Lorsque je suis arrivée dans cette jolie ville de Normandie, j’ai tout d’abord cherché un endroit où poser ma valise. Non loin de la Basilique, il y avait une petite pension de famille proprette et qui sentait bon la lavande, une odeur désuète mais apaisante. La chambre, avec son papier peint piqué de marguerites et ses tissus passés était accueillante, tranquille. Je me suis allongée sur le lit. Le matelas était un peu mou à mon goût. J’ai laissé mon esprit vagabonder en contemplant les taches jaunies du temps qui maculaient le plafond. J’étais fatiguée, fatiguée de ce métier que j’avais adoré. J’ai décidé que ce serait ma dernière traque.
J’ai allumé une cigarette, et j’ai tranquillement siroté un porto. Je bois trop, je fume trop, que je me suis dit. Et puis, j’ai finalement décidé que ça n’avait pas d’importante. La vie est éphémère, comme le sont les émotions ou les rêves.
La soirée était chaude, mais pas trop. Je suis partie me balader jusqu’à la Basilique. Il y avait quelques bancs aux alentours. Je me suis posée. Et j’ai entendu : la musique qui faisait vibrer les arcades dentelées du monument. Quelqu’un répétait là-dedans. J’ai reconnu une fugue de Bach, quelques mouvements des quatre saisons de Vivaldi. J’ai commencé à frémir quand l’orgue a craché, avec une puissance impressionnante, ce fameux « Confutatis maledictis » du Requiem de Mozart. « Confutatis maledictis »… « Après avoir réprouvé les maudits et leur avoir assigné le feu cruel »…
J’ai attendu. Tard dans la nuit, l’orgue a cessé de balancer ses arpèges et ses sons. Mon paquet de clopes était vide et je pestais. J’ai vu une silhouette virile sortir par une porte, sur le côté de la Basilique. Je me suis levée. J’ai rattrapé l’homme. J’ai engagé la conversation.
-« Excusez-moi, c’est vous qui jouiez ? ».
-« Oui, je suis l’organiste de la paroisse, j’ai un concert demain, alors je faisais ma gymnastique ».
-« Je viens d’arriver pour quelques jours… vous savez où je peux trouver un bureau de tabac à cette heure de la nuit ? ».
« Bureau de tabac… Non, mais vous pouvez peut-être essayer Le Café Français. C’est à côté du jardin de l’Évêché. Si vous voulez, je vous accompagne, c’est sur mon chemin ».
« Volontiers, oui, merci ».
Nous avons marché en silence. J’avais du mal à suivre. L’homme avait le pas ample. Je le voyais peu dans le noir. Il n’était qu’une grande carcasse fine. Les boulevards et les rues étaient déserts.
Quand enfin nous sommes arrivés dans la lumière, j’ai pu détailler mon compagnon, un gaillard élancé, au regard bleu et au sourire déchirant. Ce sourire est ce qui m’a le plus frappée. Il est d’une immense douceur, il raconte l’errance et le recueil. J’ai eu l’envie furieuse de rester près de cet homme dont il émanait une sérénité douloureuse.
-« Je n’ai pas grand-chose à faire, voulez-vous qu’on prenne un verre ensemble ? ».
Il a eu l’air étonné qu’une petite bonne femme, assez insignifiante, une inconnue, l’invite à boire un coup. Il m’a regardée attentivement, il a souri, encore.
-« Oui, pourquoi pas… ».
Nous sommes entrés au Café Français. Il a salué quelques consommateurs attablés. Il a commandé un déca, et moi, comme toujours, une despé. Et nous avons papoté comme de vieilles commères jusqu’à la fermeture.
Cet homme est seul, terriblement seul, par choix, par goût, comme moi. Il est beau. Je ne peux pas évaluer son âge, ni jeune, ni vieux. Il est attentif, il penche légèrement la tête vers la droite quand il écoute. La musique l’habite et dès qu’il parle de son art, il est transfiguré. Un éclair sauvage, barbare passe dans son regard d’eau, lorsqu’il a l’air de s’absenter. Je sais que c’est lui, mon tueur de Thérèse. Mais je n’identifie pas les raisons de cette certitude. Certes, les quelques faits que j’ai pu noter m’amènent jusqu’à lui. Mais des preuves, je n’en ai pas. Et pourtant, je sais que c’est lui. J’ai l’instinct.
Il m’a raccompagnée jusqu’à mon gîte.
Je suis fatiguée. Fatiguée du monde et de ses horreurs. Fatiguée de courir après des cinglés désaxés. Fatiguée de ne côtoyer que la mort et la perversion. Alors quand l’organiste m’a demandé comment je m’appelais, j’ai répondu : « Thérèse Martin ». Il a eu ce sourire étrange qui m’a troublée. Je suis rentrée à la pension de famille écrire cette histoire.
Et demain soir, nous avons rendez-vous. « Confutatis maledictis »… « Après avoir réprouvé les maudits et leur avoir assigné le feu cruel »…