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Billet de blog 21 mars 2014

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Une uchronie : Ils l'ont raté !

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La femme est assise sur un banc dans un jardin ensoleillé où pousse du muguet. Elle mâchouille le bout de son stylo. Elle griffonne quelques notes, ce qu’elle ne doit pas oublier, dans un carnet de moleskine. C’est le matin d’un printemps chaud. Elle lève le nez. Cette année, personne ne lui a offert la branche d’églantine rouge, gage de bonheur, que l’on donne le 1er mai. Elle goûte un moment d’une paix tranquille avant de s’engouffrer dans le métro pour rejoindre la galerie. Elle est d’accrochage. Elle va présenter au « Tout Paris » les œuvres de son grand-père.

Les rayons du soleil balayent sa chevelure brune parfaitement lissée. Il paraît qu’elle lui ressemble à ce grand-père qu’elle a si peu connu. Tout juste se souvient-elle, lors des rares visites qu’elle lui fit, d’un petit bonhomme nerveux, au regard halluciné. Après lui avoir tapoté la joue, il retournait se calfeutrer dans son atelier. Elle quittait la maison frustrée de n’avoir rien à partager avec cet étrange aïeul. Elle s’asseyait sur la terrasse qui surplombait la mer et jouait, sans faire de bruit, avec une feuille et quelques crayons de couleur. Elle aurait adoré que son grand-père lui enseigne son art.

Il parlait à peine et quand il devait dire quelque chose la parole était brutale. Il n’avait pas perdu ce fort accent germanique ramené de son Autriche natale. Quelques mots lui résistaient, qu’il ne n’arrivait pas à prononcer correctement. Il disait « théoritiquement » pour théoriquement, « crenouille », pour grenouille et « blat greux » pour plat creux. Le jeu, à la table familiale, consistait à lui faire placer dans la conservation ces mots difficiles, et puis à pouffer en faisant semblant de remonter ses chaussettes…

Elle n’a jamais su pourquoi il avait quitté l’Autriche au début des années vingt. Il n’était pas très prolixe. Souvent, sa mère lui répétait que sa vie d’homme avait commencé quand il avait débarqué à Nice un jour d’été avec, pour toute richesse, un baluchon et de quelques pinceaux. Et qu’il avait rencontré mamie Fanou. Il aura passé le temps de son existence à peindre, reclus dans son atelier, sauvage et ombrageux, jusqu’à ce qu’un jour il se suicide. Il devenait aveugle. Il laissait une œuvre gigantesque que sa petite-fille allait faire connaître au monde. Peintre incompris, il léguait une fortune posthume à sa descendance.

La femme a choisi, parmi les dizaines de toiles, celles qui sont les plus troublantes, sombres, à l’ambiance abyssale. Le dessin est architecturé, et, parfois, se brise sur une tache de sang, sur des ténèbres menaçantes. Le blanc, lui, éclabousse, écume à la surface comme la mousse du lait. Il claque comme un cri. C’est un blanc qu’on obtient en oubliant les rouleaux dans un seau d’eau. Il faut un esprit torturé pour regarder le monde au prisme de cette incompréhensible violence. Toutes ces peintures ont un nom gribouillé au-dessus d’une signature étrange, comme une illisible calligraphie. Et ces noms n’ont aucun sens.

Lorsqu’elle arrive à la galerie déjà le propriétaire l’attend. Les toiles ont été déballées. Elles sont appuyées sans cohérence contre les murs. Il observe, perplexe, ces peintures dont le trait puissant, rageur, s’achève souvent d’une virgule sanglante. En prenant un peu de recul, les silhouettes des immeubles et des hommes s’ébauchent. Il faut fouiller longtemps pour distinguer des formes dans le brouillard diffus qui trouble le dessin. Il se retourne, il a entendu la femme rentrer.

-« Bonjour, Ève, comment allez-vous ? Avez-vous fait bon voyage ? Je me suis permis d’avancer le travail. J’ai stocké les emballages dans la réserve. »

-« Bonjour, Marc, vous avez bien fait. Ça s’annonce comment pour ce soir ? Vous n’avez pas peur que ce pont du 1er mai vide un peu notre soirée ? »

-« Je ne pense pas. Cette exposition est un évènement, et quelques-uns de mes meilleurs clients se sont annoncés. Ils sont intrigués par vos choix. ».

La femme se saisit des toiles une à une et les ordonne : de la plus récente, à celle qui lui paraît être la première de la série. Il y a une cohérence, une légende racontée, fantasmée, l’archéologie personnelle d’un plasticien secret. C’est un ensemble composé de formats identiques, absolument carrés. Et surtout, le peintre l’a enrichi d’année en année, scrupuleusement, même si, pour survivre, il produisait des peintures plus accessibles, plus colorées, plus gaies que ces délires rouges, noirs et blancs.

Elle accroche, absorbée par sa tâche. Elle oriente les spots afin que la lumière modèle les ombres ; que les noirs soient encore plus profonds ; que les blancs s’irisent ; que les rouges flamboient. Parfois elle recule, pour embrasser d’un regard la fresque qui, peu à peu, se dessine. Les noms des toiles surtout, l’interpellent. Ils sont tous construits de la même façon : une date puis un titre. Pendant longtemps, elle a fouiné, cherché. Pas un évènement sérieux ne s’est jamais produit aux dates figurant dans ces titres énigmatiques. Sauf pour la première de la série : « 31 juillet 1914, ils l’ont raté ! ».

Marc s’est approché doucement. Elle ne l’a pas entendu venir se planter derrière elle. Elle sursaute quand il lui adresse la parole, après un moment durant lequel il a respecté son silence recueilli.

-« J’aime la façon dont vous avez organisé l’accrochage. On voit mieux la progression esthétique et conceptuelle. Ça raconte un siècle, ou, du moins, ce qu’il n’a pas été. C’est la première ? », demande-t-il en désignant « 31 juillet 1914 ».

-« Oui. C’est la seule qui ait un sens, d’ailleurs. J’ai pu la rapprocher d’un évènement. Mais venez, regardez celle-là. Dites-moi ce que vous en pensez. ».

Elle lui indique la toile qui s’appelle : « 29 juin 1934, la nuit des longs couteaux ». Marc parait désorienté. Sur un fond carmin, irrégulier, tacheté, on perçoit, plus qu’on ne voit, un massacre fratricide. Les personnages ont tous le même visage, déformé par un effroi sinistre. C’est une danse macabre, qui sombre, au premier plan, dans une mare obscure où, désormais, la lumière n’est plus. Seules paraissent scintiller des lames acérées et souillées. Marc ressent un malaise à s’absorber dans le dessin, haché, brisé.

-« Et regardez celui-là : « 13 mars 1941, la solution finale », vous en pensez quoi ? ».

Ici, des rangées de bâtiments cubiques rythment la toile. Au loin, une épaisse fumée, immaculée, troue le ciel ténébreux. Un sentiment d’absolue désolation noue la gorge du galeriste. On dirait le cauchemar d’un malade mental. Il n’y a plus d’humains dans ce monde-là. Il ne reste que les traces industrielles de la mort organisée.

Rien, dans l’histoire contemporaine, n’a pu servir de modèle à ces délires psychotiques. L’Europe connaît, depuis plusieurs décennies, une remarquable période de paix et de prospérité. Au tout début du XXème siècle, il y eut bien quelques frémissements de volontés belliqueuses. L’assassinat de l’Archiduc François-Ferdinand, à Sarajevo, avait menacé de rompre l’équilibre fragile d’un continent inquiet. Un étudiant fanatique, affilié à une droite nationaliste et revancharde, avait voulu tuer Jaurès, le 31 juillet 1914. Il ne l’avait qu’égratigné. La main d’un passant resté anonyme avait repoussé l’arme au moment où le jeune exalté tirait. Le lendemain, l’Internationale Humaniste voyait le jour. Dirigée par un Jaurès déterminé, elle avait lancé une campagne d’une ampleur sans précédent contre les haines et les tentations guerrières. Et ça avait marché. Les peuples s’étaient unis. Ils avaient déposé les derniers dictateurs et les derniers rois sans qu’une goutte de sang ne soit versée, ou si peu. Le 11 novembre 1918, la Fédération des Etats Européens voyait le jour assurant au continent une quiétude tranquille. L’économie était devenue un outil d’abondance, plutôt qu’un instrument d’exploitation, rompant ainsi avec l’aube d’une ère industrielle oppressante pour les petites gens. Quelques écrivains s’étaient élevés contre la perte des souverainetés nationales, mais ils étaient oubliés. Qui se souvenait de Charles Maurras, et de son torchon, L’Action Française, dont il restait moins d’une dizaine de numéros, aux archives nationales ?

Ève pointe du doigt un tableau où git un cadavre nageant dans un liquide noir au milieu de flammes rouges. Le visage est osseux, le crâne décalotté.

-« Ce tableau-là, il l’avait intitulé : « 30 avril 1945, Autoportrait au Bunker ». On dirait qu’il s’est peint mort. Mais la moustache, je ne sais pas… Il n’a jamais porté de moustache. Déjà il annonçait son suicide comme une défaite. La seule explication que j’ai pu imaginer, c’est qu’il pensait que le monde avait déraillé quand Raoul Villain a raté Jaurès. Je crois qu’il pensait que son destin lui avait été volé, et qu’il a raconté à coups de pinceau SON histoire contemporaine. Dans cette histoire-là, les anarchistes de droite ont tué le premier Président de la Fédération Européenne avant qu’il prenne le pouvoir. Qui sait d’ailleurs ce qu’aurait été notre monde s’il était mort ce jour-là ? ».

-« Il était curieux, votre grand-père. Mais son œuvre est d’une telle force ! Elle distille des émotions particulières. Elle remue le sordide et l’abject du fond de l’homme. Faire réfléchir, douter, était-ce là sa finalité ? Picasso, lorsqu’il a peint Guernica, en 1937 était sur ce chemin de l’horreur. Il avait imaginé le massacre d’un village espagnol. Dommage qu’il n’ait pas persévéré. Il serait sans doute devenu un peintre majeur. Je crois qu’il a été blessé par l’incompréhension publique et de la hargne de la critique. Il a fini par vivre des portraits léchés de vieilles rombières minaudant dans les salons parisiens. Ça tient à peu de choses, la réussite. C’est sans doute le manque de notoriété qui a sauvé l’œuvre de votre grand-père…».

-« Curieux ? Je n’aurais pas choisi ce mot... Je pense surtout qu’il flirtait sans cesse avec une folie violente. S'il n’avait pas mis en couleur ses démons, ma foi, je ne sais pas ce qu’il serait devenu. Bon, je vais aller me préparer pour le vernissage. A tout de suite ».

-« A tout à l’heure, Mademoiselle Chanteduc ».

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