Je suis née le 26 septembre 1558, en pays Rhénan, alors que le Calvinisme tentait de réformer une église trop riche. Mon enfance miséreuse fut adoucie par des parents aimants, de ces petites gens qui se saignèrent pour m’offrir une éducation de qualité. J’allais à l’école, ce qui, pour ma condition, était un privilège que nul ne peut imaginer en ce siècle… Je fis mes humanités pendant les premières quatre-vingt-dix années de mon existence douloureuse.
En 1650, je pris conscience de la condition loqueteuse du peuple. Parlant couramment le francique, je décidais de me mettre à l’anglo-normand ainsi qu’au langage de Montaigne, et combattre avec le peuple partout où le peuple était malmené. Je rejoignis Perfide Albion afin de me ranger au côté des parlementaires qui luttaient pour faire entendre leurs voix.
Durant plusieurs siècles j’errais de révolte en révolution. Mon expérience était bien nécessaire quand il fallait, pendant les famines, trouver la racine amère qui, malgré son goût, remplirait l’estomac. J’avais accumulé quelques connaissances médicales et me louait désormais comme infirmière au service des barricades !
Ah ! Les barricades ! J’en ai escaladé tant et tant, qu’en hauteur cumulée j’ai dû gravir l’Everest ! J’en ai les mollets noueux, les genoux cagneux et le cou douteux.
En 1789, je m’impliquais dans une escarmouche qui finit par donner un travail quotidien à la Veuve Monte-à-Regret, ce rasoir national. Et je restais, choisissant enfin un port d’attache, un havre qui, à défaut d’être de paix, l’était au moins de joie. Joyeux pays que cette France, où le vin coulait le soir dans les troquets, où les amours s’inventaient à la nuit pour se défaire au matin. Il faut, quand on vit aussi longtemps que moi, se fondre dans des pays libertins et chaleureux… sinon, quelle vacuité !
Ce fut durant la fondation des grands empires que ma vie prit un tour douloureux. En effet, capturée par erreur par un bataillon de zouaves, je fus mise en cage pour être montrée à l’exposition universelle de 1900, comme une bête. Une pancarte racontait que j’étais un modèle de longévité et qu’on en ignorait la cause. Un public stupide me lançait des cacahuètes, riait de mon corps avachi et ridé. J’étais humiliée, j’en conçu un dépit si aigre que je décidai de consacrer les derniers siècles de ma longue existence à me venger d’un peuple que j’avais tant aimé.
J’assistai à tous les remous de ces temps incertains, observant goguenarde la décadence de celle qui fut la première puissance mondiale. Et puis, Ô Bonheur Abject ! Ô Outil de Réconciliation ! Ô Glandes en Pamoisons… voici que vint l’internet. Je me fis petit démon de la toile. Je racontais çà et là des bribes de vie inventée, tantôt flamboyante, tantôt pitoyable. Je traquai les rires et les larmes… Je m’amusais.
Mais, depuis peu, je m’ennuie et je ne sais pas comment mourir. Sous les balles de quelque âme vengeresse ? Désormais, chaque nuit, je chercherai un groupe de comparses, des qui s’acoquinent à la sensibilité, des qui s’amusent des mots et qui se répondent, des inoffensifs à la verve bien juteuse. J’irai déposer deux ou trois pêches pourries sur leurs billets, des pêches acides et mauvaises, aux fragrances d’excréments, sans lien vraiment avec leurs écrits. Et j’attendrai que prenne cette mauvaise sauce. Puis j’entrerai en bataille. Je disperserai mes insultes en arguant de ma fragilité pour faire taire la contradiction. Et ça marchera. Je pourrai me frotter le bidon de la mauvaise blague, faire pleurer les crédules dans les chaumières sur ce sort injuste qui fut le mien. Je trainerai dans la boue mes contradicteurs sans qu’ils ne puissent, au nom de mon lourd passé, se laver de mes injures. Je suis vulnérable, je l’ai prouvé, j’ai raconté ma vie.
C’est la règle du « je » qui fait le jeu. Ce Pays nous attend, Ô Vie appareillons ! Ici, j’ai trouvé LE LIEU.