Une très vieille femme, chenue, penchée vers une jeune fille murmurait : « Tu sais, petite, autrefois j’ai lu une histoire. Elle parlait de cette guerre et de son lot d’horreurs. Celle-là, que nous vivons et qui nous enterre comme de vulgaires taupes dans des galeries désaffectées et lépreuses. Dans ce conte, ceux qui voulaient faire la paix cherchaient des personnes capables de trouver les mots… L’humanité ne fabriquait plus que des techniciens, des bêtes de guerre. Il aurait fallu un poète, des poètes… ».
Toutes racines secouées,
Toutes les vagues à l'assaut !
Et mon âme roulait, gaie, triste, interminable.[1]
La guerre faisait rage depuis cinquante ans. Bien peu de gens se souvenaient de la manière dont elle avait commencé, mais les anciens disaient que c’était pour une bêtise… pour quelques lopins de terre qui abritaient une énergie fossile désormais disparue : du pétrole. C’était la dernière réserve et les nations n’avaient pas résisté à la tentation. Qui avait lancé la première attaque ? Quelle importante !
Année après après année la terre s’était embrasée. Les villes avaient été détruites les premières, obligeant les habitants à se réfugier dans des ruelles souterraines, là où, autrefois, des boutiques rutilantes pavanaient leurs diamants. Les femmes, pour nourrir leurs petits, se laissaient basculer dans des recoins sales, partageant la couche des rats. Les hommes tuaient et volaient.
Si vous la rencontrez, bizarrement parée,
Se faufilant, au coin d'une rue égarée,
Et la tête et l'œil bas comme un pigeon blessé,
Traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé,
Messieurs, ne crachez pas de jurons ni d'ordure
Au visage fardé de cette pauvre impure
Que déesse Famine a par un soir d'hiver,
Contrainte à relever ses jupons en plein air.
Cette bohème-là, c'est mon tout, ma richesse,
Ma perle, mon bijou, ma reine, ma duchesse…[2]
Le sol était un champ de mort, un chant de mort. Il se nourrissait du sang des combattants, des fantassins. On avait retrouvé l’art des tranchées, mais les fossés s’étendaient tout au long d’anciennes autoroutes coupant les paysages en d’étranges sourires édentés. L’odeur de cadavre empestait la campagne. Et le trèfle fleurissait écarlate de l’écarlate jailli des corps.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.[3]
Nul ne savait plus comment arrêter l’horreur. Il aurait fallu des mots qui parlent du beau, des vers qui racontent les verts, du beau qui parle des maux. Qu’on puisse donner au langage d’autres fonctions que celle, technique, de décrire le fonctionnement des armes funestes. Les mots ne servaient plus que de pitance à la haine.
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
L'un court et l'autre a des ailes
De Bretagne ou du Jura
Et framboise ou mirabelle
Le grillon rechantera
Dites flûte ou violoncelle
Le double amour qui brûla
L'alouette et l'hirondelle
La rose et le réséda[4]
Quelque part, malgré les océans et les montagnes, des hommes cachés, incertains, inventaient à nouveau l’idée des jours heureux. Il y avait (peut-être) de l’espoir. L’espoir de revoir l’homme debout. La vieille ne savait rien de tout cela, alors, elle n’en parla pas à la gamine. Tout ce qu’elle put confier, c’est qu’il n’y avait plus de poète et qu’elle ne se souvenait plus de ce qu’était un poète.
[1] Neruda, Poème d’amour XVII
[2] Baudelaire, Je n’ai pas pour maitresse une lionne illustre
[3] Rimbaud, Le dormeur du val
[4] Aragon, la rose et le réséda