La surveillance d’un Parc National en zone transfrontalière
La Thrace occidentale fait la jonction entre trois pays : la Grèce, la Turquie et la Bulgarie. Une partie de la région est couverte par la forêt de Dadia, très sensible aux incendies. Elle est aujourd’hui en partie protégée par le Parc National de Dadia-Lefkimi-Soufli, qui s’étend sur plus de 42 000 hectares. La forêt ancienne, les clairières, les collines rocheuses, les gorges, prairies et champs forment une mosaïque d’habitats divers et abritent une faune et une flore exceptionnelle. Le parc est reconnu comme étant l’habitat le plus riche en rapaces d’Europe : 36 des 38 rapaces diurnes y ont été observés. Il est aussi le territoire de trois des quatre espèces de vautours en Europe : le vautour moine, le vautour fauve et le vautour percnoptère, menacé d’extinction.
La forêt de Dadia est également occupée par notre espèce de bipèdes, qui y a développé agriculture et pastoralisme. Ces activités, qui font vivre une partie des villages environnants et perpétuent de très anciennes traditions locales, sont aussi à l’origine de la majorité des incendies. En effet, si une minorité des départs de feu est attribuée à la foudre lors des épisodes orageux, la quasi-totalité de ceux enregistrés par la caserne locale reste d’origine humaine. Les incendies résultent de pratiques agricoles non-durables. Certains fermiers ont l’habitude de brûler des parties adjacentes à leur ferme où les chèvres vont paître. Cette coutume permet à l’herbe de repousser de manière plus rapide et dense, ce qui fournit davantage de nourriture au bétail et en retour augmente la production de lait, puis la rentabilité de l’activité. Un deuxième usage consiste à embraser une partie des champs, afin de pouvoir y circuler plus facilement par la suite avec les tracteurs. La première pratique est interdite toute l’année, tandis que la seconde n’est légale que six mois par an. C’est-à-dire hors de la saison des feux, laquelle s’étend du 1er mai au 31 octobre et mobilise une équipe de 44 pompiers.
Un fort attachement au territoire
C’est pendant ces six mois qu’Anastasios Alexiou et Eleni Bakali ont le plus de travail. Eleni a étudié la protection de la forêt pendant deux ans, puis a complété son cursus par six mois de formation pratique. Quant à son collègue, il a commencé en tant que saisonnier après avoir suivi une formation de pompier généraliste, puis a reçu une formation complémentaire sur les feux de forêts. Tous deux sont natifs d’un petit village qui culmine aujourd’hui à 400 habitants. Ils connaissent le territoire comme leur poche. Leur présence est issue d’une initiative prise il y a 20 ans par l’Etat grec. À partir de 1998, le recrutement de locaux est favorisé afin de lutter plus efficacement contre les incendies. Anastasios explique pourquoi. « La forêt est comme une ville pour nous. On se comprend mutuellement, on utilise les mêmes noms de lieux. Les militaires et l’Etat ont des dénominations différentes. Pour nous c’est très facile. Par exemple je peux dire à mon collègue, tu te souviens, c’est l’endroit où on est allé chasser ensemble l’année dernière. » Cette connaissance intuitive permet aux pompiers locaux d'agir avec plus de précision et de rapidité, ce qui facilite les interventions spéciales dans la zone.
De plus, un contrôle exhaustif est effectué sur le territoire chaque année, comme le précise Eleni : « tous les printemps, on vérifie l’état de tous les chemins pour le passage des camions. Seuls les locaux les connaissent bien. » Certaines tâches nécessitent une grande patience. Le travail de veille - s’effectuant parfois à plusieurs centaines de mètres depuis des points de vue spécifiques - est solitaire, lent et peu rémunéré. Un pompier grec scrutant le ciel pendant une journée entière reçoit en moyenne 4,2 euros de l’heure.
Un incendie de grande ampleur en 2011
La valorisation des compétences locales ne se ressent pas à tous les échelons de la hiérarchie. Lorsqu’un feu est défini comme étant de grande ampleur, un haut chef se déplace et décide de la répartition des équipes en temps réel. Anastasios regrette de devoir appliquer les directives d’une personne inconnue, qui change souvent de poste et ne connaît pas la région de manière fine. Il se souvient de l’été 2011, lorsque lui et ses collègues ont dû affronter le plus grand feu que le parc national ait jamais connu. Le pompier se souvient avec fierté avoir transgressé les ordres de son supérieur : « la première nuit, l’équipe est restée sur les lieux et on a utilisé le contre-feu. Le lendemain, la partie sur laquelle on est intervenu était bien plus propre que les zones alentours. » La technique du contre-feu consiste à allumer un feu sur une partie de la zone incendiée afin que deux fronts de flammes se rejoignent et s’annulent, faute de combustible. Elle est périlleuse. Si des erreurs d’estimation sont faites, notamment sur la direction du vent, ou que la météo change, la situation peut rapidement devenir incontrôlable. C’est pour cette raison que le contre-feu est actuellement interdit en Grèce.
Cette fois-ci, l’initiative n’a pas eu de répercussions négatives. Le combat contre les flammes a duré 12 jours, avant de disparaître progressivement pendant les deux semaines suivantes. La Grèce a dû fait appel à d’autres pays européens comme l’Espagne, qui a fourni des avions. L’incendie ayant nécessité une coopération internationale a une origine plutôt cocasse. Il s’agit des étincelles produites par un pot d’échappement de tracteur mal en point. Tel un trophée de guerre, le tracteur pyromane trône toujours dans la cour de la caserne de la petite ville de Soufli. Les séquelles de l’été 2011 sont toujours bien visibles. Selon l’Institut National de recherche Agronomique (INRA), les espaces naturels méditerranéens ont de bonnes capacités de régénération. Mais celles-ci sont fortement remises en cause si les feux sont trop fréquents aux mêmes endroits.
Deux défis pour le futur : anticiper les impacts de la récession et du changement climatique
En 2016, les feux ont brûlé moins de terres qu’auparavant sur le territoire de la forêt de Dadia. Toutefois, la fréquence des feux a augmenté par rapport aux années précédentes. Les simulations des experts sur la fréquence et l’intensité des feux à l’horizon 2040 dans les pays méditerranéens sont alarmantes, notamment en raison des effets du changement climatique. Le nombre de départs de feux et d’incendies en zone côtière va augmenter. Quant à l’arrière-pays et aux zones de moyenne montagne, le risque de grands feux sera plus prégnant, alors que ces territoires étaient peu touchés jusqu’ici. De manière générale, la saison à risque devrait augmenter de 3 à 6 semaines. Il est possible de se demander si la situation politique et économique de la Grèce, encore sous tutelle du Fond Monétaire Internationale (FMI), de la Banque Centrale Européenne (BCE) et de la Commission Européenne, permettra aux pompiers d’être efficaces à moyen-terme.
La récession imposée au pays depuis quasiment dix ans a toujours un impact sur tous les aspects de la vie des grecs. Les mythes néolibéraux n’ont pas fonctionné ici. La déréglementation du marché du travail n’a pas augmenté l’emploi. L’interruption des programmes d’investissements publics n’a pas non plus magiquement amené le secteur privé à venir combler les manques. Sur l’île montagneuse de Samothvraki, il arrive que les pompiers n’aient pas d’assez de cordages pour venir en aide aux habitants. Ils font donc des nœuds avec l’ancien matériel. Dans l’enceinte du Parc National, une partie des pompiers ne dispose pas de casque pour intervenir lors des feux d’habitation. Depuis le début de la récession économique en 2008, ils doivent investir eux-mêmes dans les vêtements de travail s’ils nécessitent d’être renouvelés. Certains signes indiquent que les pompiers de la région se tournent ponctuellement vers d’autres acteurs que leur employeur, l’Etat grec. À défaut d’une réponse rapide et réactive, l’équipe de Soufli a récemment fait appel à l’Eglise orthodoxe pour financer le remplacement de la roue d’un camion d’intervention. Grâce à l’argent récolté, l’équipe peut continuer à sillonner les routes du Parc National. Mais le garagiste, lui, n’a pas été payé. Il attend toujours plusieurs milliers d’euros des caisses de l’Etat pour le travail effectué ces dernières années.