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Billet de blog 1 juillet 2017

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Méfions-nous de la "transparence"

Personne ne saurait être contre la moralisation annoncée de la vie politique. Souhaitons qu'elle aille jusqu'au bout. En revanche souvenons-nous que ce prurit de "transparence" ne touche la politique qu'après un long parcours. On ne saurait l'approuver les yeux fermés. Il est possiblement dangereux. Voyons cela d'un peu plus près.

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Personne ne saurait être contre la moralisation annoncée de la vie politique. Souhaitons qu'elle aille jusqu'au bout. En revanche souvenons-nous que ce prurit de "transparence" ne touche la politique qu'après un long parcours. On ne saurait l'approuver les yeux fermés. Il est possiblement dangereux. Voyons cela d'un peu plus près.

Au départ, nos sociétés industrialisées et médiatisées ont vécu, ces dernières décennies, un extraordinaire phénomène. Je parle de la surenchère d'exhibitions volontaires, de cette course à l'exposition de soi-même, de cette transparence joyeusement revendiquée qui, mine de rien, renversait toutes les perspectives de la vie sociale et politique. Chacun semblait soudain pressé de lever les mystères le concernant, mais aussi d'obliger l'autre à faire de même.

C'était - et c'est toujours - un changement d'optique radical. L'effraction de l'intime était auparavant considérée comme une violence dont on se protégeait tant bien que mal. La profanation de l'espace privé restait l'apanage des tyrannies. Les régimes totalitaires refusaient que leur idéologie obligatoire s'arrête aux frontières de l'intime, derrière lesquelles une pensée libre pouvait s'abriter et survivre. Du point de vue des tyrans, il fallait que cette intimité, virtuellement subversive, soit forcée, traquée, percée à jour. Toutes sortes d'images sont restées associées à ce forçage du privé : procès staliniens, captation mentale de l'hitlérisme, inquisiteurs cléricaux des XIVème et XVème siècles, etc. Chez nous, le film "L'Aveu" de Costa Gavras (1970), fut le témoignage le plus troublant de cette profanation des consciences.

Or voilà que notre imaginaire collectif a connu une stupéfiante inversion des valeurs. La révélation de l'intimité est devenue une démarche spontanée, et même valorisée. Par le canal des médias, une surenchère d'aveux volontaires a colonisé l'air du temps. Il a été rempli de confidences, d'exhibitions mais aussi de traques médiatiques impitoyables. Aucun sujet ne doit échapper à l'aveu : ni la sexualité, ni le patrimoine, ni les fautes passées. L'appareil médiatique s'est adapté en un tournemain à cette sacralisation de la transparence pour profiter de ce besoin nouveau - on allait dire de ce marché. Téléréalité, monologues très personnels, débats sur les mœurs, interactivité radiophonique : on a vu s'épanouir une effusion. Plus significatif encore : ces émissions d'aveux, que l'on reléguait jadis aux heures avancées de la nuit, sont devenues des produits d'appel. "J'avoue, donc je suis !" La société marchande toute entière s'est ainsi emparée de l'intime pour en faire un nouvel espace rentable.

Mais cette marchandisation n'explique pas tout. Elle ne répond pas à la question essentielle : celle du pourquoi. Qu'il y ait récupération et exploitation mercantile est une chose, qu'il existe une envie collective de s'exposer à tous les regards en est une autre. La marchandisation, la course à l'audience des stations de radio et chaînes de télévision n'auraient pas fonctionné aussi bien si, à la base, n'avait existé une "demande" collective. Quelque chose était en jeu dans cette affaire, mais quoi ?

Voici une trentaine d'années, le philosophe Michel Foucault (disparu en 1984) s'étonnait déjà de cette superfluité de discours et d'aveux, à propos de la sexualité. Mais ce besoin de confidences publiques ne concernait pas seulement le sexe. Il traduisait un rapport nouveau avec l'intimité. Ce qui était vécu comme un retranchement nécessaire - une pudeur - fut désormais considéré comme une faute.

Tôt ou tard, on s'apercevra que l'espace privé, l'intime, le quant-à-soi, demeurent inséparables de la condition humaine. Il faut un peu d'ombre pour se construire. On tentera sûrement de faire marche arrière. Le pourra-t-on ? Je risque à mon tour un aveu personnel : le seul mot 'transparence" me glace d'effroi.

Jean-Claude Guillebaud (Sud Ouest dimanche du 25/06/2017)

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