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Billet de blog 21 janvier 2016

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Transparence

Je reproduis ici un texte sur la transparence de Philippe Moreau Defarges, chercheur et enseignant à Sciences Politiques. Pour lui, c'est une redoutable utopie. En effet, que ne dit-on pas au nom de la sacro-sainte transparence, employée partout à tort et à travers un peu comme un signe des temps ?

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Une redoutable utopie

    La transparence, tout comme par exemple, la globalisation, la régulation, la gouvernance, fait partie des notions centrales de la mondialisation. Cette dernière se définit par une explosion spectaculaire des circulations de toutes sortes, des marchandises aux modes, des hommes aux maladies, des touristes aux systèmes de développement. La circulation s'impose comme une réalité omniprésente. Elle est aussi un devoir, un impératif : celui qui ne bouge pas est voué à stagner et à rejoindre les innombrables vaincus de la mondialisation. Cet univers effervescent, proliférant et anarchique doit tout de même être soumis à des règles et des surveillances. Dans cette perspective, la transparence vise à garantir que la circulation est connue de tous ; soumise à des procédures précises, maintenue sous le regard des autres, la circulation est contrainte à la clarté et à l'honnêteté.

    Depuis l'aube de l'histoire, la transparence obsède tout pouvoir. Pour les dictateurs, hantés par des complots tant réels qu'imaginaires, l'autre n'est jamais assez transparent, sa part cachée nourrissant nécessairement des desseins de trahison ou d'assassinat. Les démocraties, elles aussi, rêvent de citoyens transparents, émettant des vôtes prévisibles. Les sondages cherchent à rendre le citoyen plus transparent, plus rationnel. Si les sondages se trompent, ce n'est en rien leur faute : l'électeur, toujours perfide, et scandaleusement opaque, ne s'est pas comporté comme il aurait dû le faire.

    Dans les utopies (ou les cauchemars) du pouvoir, de La République de Platon à Big brother de Geoges Orwell (1984), l'univers est et doit être transparent, l'homme enfin parfait n'étant plus qu'une machine, un rouage du Paradis. Au XIXème siècle, l'utilitariste britannique Jeremy Bentham (1748-1832) s'interroge sur la société parfaite et notamment sur la prison idéale. C'est le célèbre Panoptique, construit et organisé de telle manière que les détenus se trouvent en permanence sous l'œil des gardiens. Ces derniers sont dissimulés afin que le prisonnier, se sentant surveillé sans en être totalement sûr, vive dans une inquiétude permanente. Le Panoptique souligne avec éclat la première équivoque de toute transparence. La transparence n'est efficace que si elle est dissymétrique, séparant les élus, ayant le devoir et le droit d'être cachés, et les autres condamnés à la transparence parce que considérés comme dangereux.

    Aujourd'hui, la transparence se veut totale et démocratique. Ainsi la traçabilité, principe "scientifique", assure-t-elle que tout produit est suivi de sa naissance à sa mort, chaque étape de sa fabrication et de sa consommation étant contrôlée et enregistrée. Avec la gouvernance, chacun (actionnaire, électeur...) doit pouvoir à tout moment demander des comptes aux maîtres de l'argent et du pouvoir. La multiplication des médias, des instances de surveillance (organisations non gouvernementales, autorités et agences de tous types...) permet le croisement des informations, promettant une transparence toujours plus... transparente.

    Mais la transparence a toujours été et restera un instrument et un enjeu de pouvoir. Il y aura toujours des individus, des groupes plus transparents que d'autres. Être transparent, c'est être vulnérable. La première humiliation que subit le prisonnier est son déshabillage. Par conséquent, pour le faible, le vaincu, l'occupé, la première et l'ultime défense, celle que l'on veut obstinémént lui retirer, est une opacité instinctive, où se mêlent peur et réaction de survie. Le puissant, lui, sait qu'il n'y a pas de pouvoir sans secret. Le pouvoir doit être insaisissable et énigmatique. Tel un projecteur, il doit éblouir ceux qui lui sont soumis et masquer ses détenteurs. Il existe une jouissance, une ivresse du pouvoir, à laquelle probablement personne n'est insensible : placer et maintenir l'autre dans l'incertitude, lui faire sentir que l'acquiescement ou le rejet sont également possibles.

    Être libre, c'est se jouer de la transparence. Toute résistance s'édifie dans l'ombre et même dans l'opacité. Le résistant bavard, transparent est un naïf très vite abattu. Dans la dialectique infinie entre pouvoir et liberté, chacun, tout en voulant que l'autre soit transparent, doit être très attentif à se protéger par des zones d'ombre, par des issue masquées.

    Tout comme le grand homme en caleçon, disparaît devant son valet de chambre, le pouvoir s'évaporerait s'il était mis à nu. L'une des ambitions ou l'un des délires de la modernité est d'abolir le pouvoir ou plus précisément de le réduire à une gestion technique, le gouvernement des hommes laissant la place à l'administration des choses. La transparence, en exposant tous les rouages du pouvoir, le dissoudrait... Mais l'homme tout comme il ne peut vivre sans respirer, est un animal de pouvoir, stimulé par ses jeux et ses conflits. Ce n'est qu'en se comparant à l'autre, en rivalisant avec lui, en le battant, que l'homme se sent vraiment exister. Chassez le pouvoir, il revient au galop ou plus dangereusement il se voile sous des apparences scientifiques (toute technocratie s'autoproclame a-idéologique).

    En ces années 2000, la crise du capitalisme illustre toutes les équivoques de la transparence. Beaucoup a été accompli pour rendre les circuits financiers plus transparents : multiplication des lois, des normes et des codes ; reconnaissance du pouvoir des actionnaires ; sécurité pour les déposants, les épargnants... Mais la transparence ne cesse de susciter des tractations... occultes (pactes non écrits entre actionnaires et grands dirigeants, les premiers s'en remettant aux seconds tant par paresse que par respect (?) de la compétence). La transparence appelle la dissimulation. La réglementation des bilans bancaires encourage les activités hors-bilan. Derrière les discours indignés de politiques ou d'honnêtes hommes d'affaires, se dessinnent des réalités plus complexes. De critiques virulents des fonds d'arbitrage (hedge funds) n'hésitent pas à les utiliser pour s'enrichir. Les "ignobles" paradis fiscaux sont bien des rouages de l'économie mondiale où se fait tout ce qui ne doit pas se faire : rémunérations inavouables, financement d'opérations douteuses...

    Alors quel est le problème ? D'un côté, l'homme ne peut que vouloir manipuler la transparence. Il n'y a pas d'action frappante sans surprise. Chaque avancée de la transparence appelle des manœuvres, des ruses pour la contourner. De l'autre côté, le bon fonctionnement de tout système social, surtout en ces temps d'Internet, requiert de la transparence. Pas de confiance sans un minimum de transparence. Transparence et opacité forment un couple capricieux, conflictuel, instable, des équilibres imparfaits pouvant être atteints temporairement. Selon Kant, l'homme est un matériau tordu. Qu'il le demeure ! Transparent, il ne se poserait plus de questions, il n'aurait plus de doutes.

                                                                    Philippe Moreau Defarges

                                                                    Revue esquisse(s) - automne 2012

                                                                    Editions le félin

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