Quelles relations le journaliste peut-il entretenir avec le romancier, et vice-versa ? Une rencontre s'est tenue à Metz sur ce sujet ; j'aimerais y apporter ma contribution en parlant ici du premier roman de Giovanni Maria Bellu, par ailleurs co-directeur de l'Unità et auteur d'une remarquable enquête intitulée "I Fantasmi di Portopalo". Dans "L'Homme qui voulut être Peron", le personnage principal est un journaliste d'origine sarde, qui travaille dans un grand quotidien romain et qui revient dans son village d'origine pour la mort de son père, ancien avocat, sympathisant du Duce en son temps - alors que son fils se situe nettement à gauche. Cette mort brutale ouvre une brèche chez le narrateur ; c'est dans cette même brèche que s'engouffre ce qui semble être, au prime abord, une douce plaisanterie : le narrateur découvre, dans une librairie, un livre intitulé Deux noms, une personne, dans lequel l'auteur affirme que le dictateur Juan Peron aurait été, en réalité, un immigré sarde, Giovanni Piras, disparu en Argentine à l'aube de la Grande Guerre. Peu à peu, le narrateur se prend au jeu et obtient de son rédacteur en chef l'autorisation de mener une enquête sur cette histoire rocambolesque.
Mais impossible de séparer l'"enquête" privée, celle sur la personnalité paternelle, de l'enquête "professionnelle", celle sur Giovanni Piras. Découvrir que le jeune immigré avait écrit pendant un an à sa mère, alors qu'elle était morte, fait d'ailleurs surgir un flot de souvenirs douloureux, liés à la mort de la propre mère du narrateur. Et cette enquête se charge d'affectivité, devenant peu à peu roman dans le roman : les témoignages recueillis évoquent les déchirures dues à l'émigration, les humiliations subies : tout un pan de mémoire collective tombée dans l'oubli, et qui fait germer dans l'esprit du narrateur des scènes inventées. La plus frappante étant celle où l'on voit Licio Gelli, un des piliers de la loge P2, se rendre en Sardaigne peu après la guerre et troquer des bobines de fil contre un bijou en filigrane, sournoisement pris à une paysanne pauvre. Par ailleurs, quel journaliste dira l'angoisse de celui qui doit tout quitter pour traverser l'océan ? "De tout cela, l'auteur ne disait rien. Il ne parlait ni de la peur immense qui le berça cette nuit-là, ni de la traversée de la mer Thyrrénienne, ni de l'arrivée dans le port de Gênes, ni de l'humiliant embarquement dans le Ravenna, ni des trente-trois jours de voyage, de la plongée vers le sud, passé l'équateur, des dauphins, des goélands, de l'eau sombre du Parana..."
C'est un journaliste en crise qui est au centre du livre : il assiste quotidiennement à l'évolution d'une information soumise à la tyrannie de la télévision et au déni de mémoire : "Une nouvelle conception du monde était en train de naître. L'Italie était parvenue à la conclusion à laquelle lui, le fasciste, avait abouti depuis des années : la mémoire était un exercice inutile et douloureux, il fallait cesser de regarder vers le passé. (...) Il s'agissait d'en enlever les décombres. Un problème esthétique. (...) Ils remplissaient leurs journaux de pages totalement vides. Ils avaient même fabriqué un néologisme pour liquider les informations complexes : ils les appelaient "Locride". La Locride, territoire calabrais à haute densité mafieuse, était devenue l'emblème de l'irritante complexité du monde."
Et donc, son enquête prendra un chemin diamétralement opposé : la complexité contre la schématisation, les sans-voix, les humbles parmi les humbles contre les vedettes de la scène médiatique. Quitte à ce que cela ne fasse pas un titre, quitte à se retrouver "sur la dernière page des faits-divers, ...) la page des curiosités. Quelque chose comme "un monde fou, fou, fou". Elle accueillait les reportages sur les maisons du futur avec sol autonettoyant, les cimetières pour crocodiles apprivoisés et les ménagères strip-teaseuses. Mais elle avait l'avantage d'être une rubrique immuable, l'un des espaces les moins exposés aux torpilles des journaux télévisés."
Je ne raconterai pas toute l'histoire. Je voulais simplement dire ceci : que la situation, dans le roman, se retourne plusieurs fois, comme un gant, montrant, avec un humour et une humilité rares, comment l'erreur peut se produire et prospérer. Mais montrant aussi que le romancier, lui, confère sang, chair et humanité à ses personnages, même s'ils ne "font" pas un titre : "Les lèvres de "ceux aux lèvres blanches" ne sont pas un titre. L'orangeade de tzia Boricca, le souvenir de tziu Frantziscu, la rancoeur de tzia Minnanna n'en sont pas non plus. Les fanfaronnades de Pedro Diana, les vantardises de Birronza ne sont pas un titre. La Perda Pintà n'est pas un titre, pas plus que le vertige ou la peur..." Et c'est au moment même où le journaliste-romancier, fébrilement, "invente" la mort de Giovanni Piras qu'il lui confère une dignité définitive...
(1) Editions Actes Sud, 2010. Traduit de l'italien par Marguerite Pozzoli.