Sous le titre Livelli di guardia (« Seuils d’alerte ») Claudio Magris vient de publier une sorte de bréviaire civique, dont on attend la traduction française avec impatience…
Un aspect moins connu de ce grand Européen, qui s’adresse ici au grand public.
Le « seuil d’alerte », qui donne son titre à ce livre, est, nous dit l’éditeur, la hauteur maximale que peut atteindre un fleuve ou un lac avant qu’il y ait risque d’inondation. C’est cette vigilance civique qui inspire les beaux articles réunis sous ce titre, écrits par Claudio Magris pour le Corriere della sera entre 2006 et 2011. Ils ont été laissés en ordre chronologique afin de nous restituer le climat d’un quotidien – celui des Italiens, mais aussi le nôtre – caractérisé par une réalité « sanglante, indécente, comique, contradictoire » à laquelle l’auteur a réagi « à chaud ». « A chaud », mais jamais de manière polémique ou virulente, même si Claudio Magris sait manier l’ironie, à la manière des philosophes des Lumières.
Le livre s’ouvre, de manière significative, sur un texte intitulé (c’est moi qui traduis), « Patriotisme de la Constitution ». C’est cette même Constitution qui représente « notre socle commun, qui n’est pas la nationalité, l’ethnie, la religion, et encore moins une prétendue ‘race’, mais l’Etat, la communauté des hommes qui se sont associés pour le fonder… ».
Le débat sur l’euthanasie est abordé, et Magris nous rappelle, en une des ces formules incisives qui le caractérisent, que « ce n’est pas la vie elle-même qui est sacrée, (…) mais les vivants. » Un autre sujet qui lui est tient à cœur est la violence : celle faite aux animaux, dont il dénonce la souffrance (« Les mugissements des bœufs menés à l’abattoir sont plus humains que ceux, bestiaux, des supporters violents dans un stade ») ; celle infligée à un handicapé par de jeunes imbéciles – pour Magris, le Mal est plus stupide que banal – ou encore celle des Léghistes qui appellent à l’insurrection armée contre l’Etat, car « les mots, dit Magris, sont des pierres, et il serait bon de ne pas trop jouer, même verbalement, avec des fusils, fussent-ils à air comprimé… ».
Lire Livelli di guardia, c’est aussi écouter une voix qui sait dire son empathie pour les damnés de la Terre, pour les réfugiés entassés dans des rafiots, et qui, en essayant de franchir la Méditerranée, ont trouvé la mort et resteront à jamais des « sans nom ». C’est entendre une voix qui pointe ce qui différencie justice et chasse à l’homme, dénonçant le meurtre de Ben Laden comme « un acte de guerre, et non l’exécution d’une sentence. »
Il est aussi question de la Shoah et de sa mémoire, et de l’évocation de la Risiera di San Sabba, à Trieste (la ville de Magris), seul camp d’extermination d’Italie ; et aussi de la distinction entre foi et bigoterie, laïcité et intolérance. Mais n’allez pas croire que Magris soit un tiède : dans l’article intitulé « La politique de l’insulte », il fustige la bassesse de certains politiciens qui ne connaissent que le langage du mépris et de la grossièreté : « Qui insulte son adversaire se délégitime lui-même », ouvrant ainsi les vannes qui laisseront déborder les pires égouts. Enfin, on ne saurait trop recommander le chapitre intitulé « Sur les cancers de l’Italie », où Magris met les lecteurs en garde contre ceux qui prônent la division, ce qu’il appelle « la rhétorique de la différence », et qui pousse certains responsables (ou irresponsables ?) à la rabâcher tels des perroquets. « Etre Italien, Africain, bouddhiste, homosexuel, n’est ni une gloire ni une tare : c’est un état de fait qui doit être respecté et protégé, contre ceux qui ne le respectent pas. » Il nous rappelle, de façon salutaire, que les dangers qui menacent le société italienne ne sont sûrement pas les Roms ou autres immigrés, mais la camorra et la mafia qui, à petite et grande échelle, inoculent leur poison dans nos sociétés. Et de conclure, après un hommage à Roberto Saviano[1] : « Il est juste, et c’est même un devoir, de punir sévèrement les vols à l’arraché, les cambriolages, les agressions, les harcèlements, toutes les illégalités, y compris les plus minimes, mais en sachant quelle est notre maladie mortelle. »
Marguerite Pozzoli
Claudio Magris est né à Trieste en 1939. Ecrivain, universitaire, journaliste, il a également mené une expérience politique, ayant été sénateur de 1994 à 1996. De 2001 à 2002, il a assuré un cours au Collège de France.
Son plus grand succès, Danubio (Danube, Gallimard, 1986) a un peu occulté une œuvre pourtant impressionnante par son éclectisme et son exigence : citons, entre autres, Trieste, une identité de frontière (Le Seuil, 1991), Une autre mer (Gallimard, 1993), Microcosmes (prix Strega 1997, Gallimard, 1998), A l’aveugle (Gallimard, 2006) ou encore Vous comprendrez donc (Gallimard, 2008). Tous ses livres ont été traduits par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, et constituent un bel exemple de fidélité réciproque.
Son œuvre a été récompensée par de nombreux prix, entre autres le prix du Meilleur livre étranger, pour Danube, et récemment, le prix Jean Monnet des Littératures européennes de Cognac.
Livelli di guardia a été publié en 2011, chez Garzanti.
[1] Dont les éditions Robert Laffont publieront, le 23 février, Le Combat continue.