Aficionada d'Emmanuel Carrère, j'ai longtemps laissé sur ma table de chevet "Limonov", prêté par une amie. Je l'ai commencé, abandonné, repris. J'ai peiné dans les trente premières pages, ne retrouvant pas l'Emmanuel Carrère de l'"Adversaire", mon préféré. Puis ça a commencé à m'accrocher un peu, puis beaucoup, puis j'ai plongé dans le livre, ou le livre m'a happée, et le temps et le nombre de pages ne comptaient plus, j'étais dans cette histoire, et dans celle de l'auteur, toutes les deux mêlées, biographie autobiographie essai roman, peu importe l'étiquette, la voix d'Emmanuel Carrère a fait de moi un rat suivant le joueur de flûte de Hamelin...
Pour tuer le temps dans le train Arles-Milan, j'emporte, acheté dans une boutique de quai de gare, un polar d'Arnaldur Indridason, en hommage à l'amie que je vais voir, et qui est spécialiste de cette littérature que je connais à peine, pour ne pas dire pas du tout. Déception : malgré ma bonne volonté, je ne vois pas en quoi ce serait, comme l'annonce la couverture, "Un bijou de la littérature policière". Banalités et encore banalités. Je fais part de ma déception à l'amie-férue-de littérature nordique qui, pour me consoler, me prête "L'uomo laser", édité en Italie chez Iperborea, non traduit en français. Histoire, écrite par le journaliste Tamas Gellert Larsson, des crimes commis en Suède en 1991 par un certain Ausonius qui n'avait qu'une obsession (comme Breivik, ou comme les deux crétins français qui ont tiré au hasard dans le Gard sur un groupe de jeunes d'origine maghrébine) : casser du basané, censé être à l'origine de tous les maux de la société suédoise. Livre passionnant, enquête sur les milieux de l'extrême-droite, récit de la vie de ce personnage, suspense, art du récit et rigueur journalistique. On se demande pourquoi aucun éditeur français n'a jugé bon de faire entrer ce livre, toujours d'actualité, dans son catalogue.
Je me rends compte que je n'ai jamais lu "Les Lunettes d'or", de Giorgio Bassani, cet écrivain victime du succès du film de De Sica inspiré du "Jardin des Finzi-Contini", puis vilipendé par certains intellectuels italiens qui lui reprochaient son style trop léché. Je le lis en une nuit, pleine de reconnaissance pour l'auteur. Roman formidable, cruel, glacé, sur l'homosexualité, le fascisme, le rejet de la différence. Tout cela sans une once d'idéologie ou de militantisme, récit parfois grotesque, jamais sentimentaliste, charge contre la pensée "bourgeoise", art du non-dit. Du coup, j'ai envie de relire le dernier Bassani, "Le Héron", lu il y a longtemps, aucun souvenir. Je le lis en traduction française, impossible d'avancer, Emmanuel Carrère parlerait de traduction "en fils barbelés", je bute sans arrêt, saisie d'un soupçon : les intellectuels italiens auraient-ils eu raison de clouer Bassani au pilori ? Celui-ci était-il un esthète enuyeux ? L'amie qui aime la littérature suédoise a aussi un exemplaire du livre en italien. Et c'est un autre livre dans lequel j'entre, magnifique, noir, oui, sur une descente progressive vers le néant, la solitude, une "journée particulière" qui se termine sur un suicide préparé et que personne ne soupçonne. Livre terrible, en équilibre au bord d'un gouffre.
Là, j'ai entamé et me délecte d'un livre de François Maspero, "Le vol de la mésange" . Et j'aime immensément la voix de cet auteur, qui ne fait pas de manières mais qui allie profondeur et légèreté, qui chante la beauté de la vie et la douceur des amitiés, et la dignité des chats de bibliothèque. J'ai l'impression, en lisant ce livre, de voir son sourire de chat, doux et à peine un peu triste, mais jamais amer. Et ce qu'il y dit des livres fait écho à mon vagabondage estival, entre deux siestes et deux trains pour l'Italie :
"Pour qu'un souffle de vie les agite (les livres), pour qu'ils ne demeurent pas morts-nés, les livres ont besoin de mains qui les prennent, les feuillettent, les retournent, les réchauffent, les soupèsent, même si c'est pour les reposer, en attendant que viennent d'autres mains qui, un jour enfin qui sait, les emporteront et, miracle, les liront, les aimeront, les détesteront, les trouveront beaux ou laids, inutiles ou superflus, les caresseront ou les rejetteront, bref, les traiteront en êtres vivants...)