Le 18 janvier 2024, la Cour a, à l’unanimité, condamné la France pour violation de la liberté d’expression, en ce que notre juridiction interne avait condamné une femme pour diffamation publique, à la suite d’allégations de harcèlement et d’agression sexuelle dirigées contre le vice-président de l’association qui l’employait. La CEDH a ainsi affirmé la « nécessité, au regard de l’article 10, d’apporter la protection appropriée aux personnes dénonçant les faits de harcèlement moral ou sexuel dont elles s’estiment les victimes ».
La diffamation en France : la condamnation d’une victime présumée
Pour comprendre l’ampleur de la décision rendu ce 18 janvier par la CEDH, il faut remonter jusqu’au 21 novembre 2018, date à laquelle la Cour d’appel de Paris condamnait Mme Allée pour diffamation. En l’espèce, cette dernière, dans un courriel adressé à plusieurs membres de l’association qui l’employait, alléguait avoir été victime de harcèlement moral et d’agression sexuelle par le vice-président exécutif. Son époux avait par la suite publié sur le mur du compte Facebook d’une de ses connaissances, un billet reprenant les allégations qu’il qualifiait de « scandale sexuel ». Son agresseur présumé avait alors entamé des poursuites à leurs encontres pour diffamation publique.
La Cour d’appel a retenu, pour condamner la victime présumée et la débouter de l’excuse de bonne foi[1], que les faits allégués (à savoir l’agression sexuelle qu’elle prétendait avoir subie) était suffisamment précis pour faire l’objet d’un débat sur leur véracité et que toutefois, cette dernière n’avait « pas déposé plainte et ne [pouvait] produire [de] certificat médical ». Si l’on sait à quel point il est difficile – et rare – pour les victimes de violences sexuelles de porter plainte, il est étonnant – voir effrayant – de savoir que les juridictions françaises tiennent compte d’un tel critère pour caractériser la diffamation.
Quasiment un an plus tard, la Cour de cassation[2] tint la même motivation et rejeta le pourvoi, prenant elle aussi en compte l’absence de plainte, et condamna définitivement la victime présumée pour les faits de diffamation publique à l’encontre de son agresseur présumée. Mme Allée du ainsi lui verser 2500 euros au titre de frais de la procédure. La condamnée saisira alors immédiatement la Cour européenne des droits de l’Homme, en invoquant une violation de sa liberté d’expression.
Le retour de bâton : la condamnation de la France pour violation de la liberté d’expression
Pour rappel, au titre de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, « toute personne a droit à la liberté d’expression ». En France et partout ailleurs, l’exercice de cette liberté est, à juste titre, limitée si elle porte atteinte à la réputation ou aux droits d’autrui (entre autres). C’est ainsi qu’entre en jeu le délit de diffamation[3], qui se matérialise dès lors qu’une « allégation ou imputation d'un fait (…) porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ».
C’est de la balance entre ces deux fondamentaux que découle la question des témoignages publics des victimes de violences sexuelles. Sans équivoque, la CEDH a tranché : la délimitation des cas de diffamation – dans ce cadre – est la nécessaire contrepartie de la libération de la parole des victimes.
En effet, la CEDH a estimé que la France, en refusant d’adapter aux circonstances la notion de « base factuelle suffisante » et les critères de la bonne foi, « a fait peser sur la requérante une charge de la preuve excessive en exigeant qu’elle rapporte la preuve des faits qu’elle entendait dénoncer ». En effet, si la France voyait dans l’absence de plainte de la mauvaise foi, la CEDH quant à elle, est intraitable. Les faits dénoncés avaient été commis sans témoins ; ainsi, « l’absence de plainte relativement à de tels agissements ne saurait conduire à caractériser [la] mauvaise foi » de la victime présumée.
Les mots de la Cour sont marquants, tant ils soulignent non seulement la violation de la Convention par la France, mais surtout le fondement de la décision. La CEDH insiste sur « la nécessité, au regard de l’article 10, d’apporter la protection appropriée aux personnes dénonçant les faits de harcèlement moral ou sexuel dont elles s’estiment les victimes » et vas plus loin. La crainte d’une condamnation pour diffamation « comporte, par nature, un effet dissuasif susceptible de décourager les intéressés de dénoncer des faits aussi graves que ceux caractérisant, à leurs yeux, un harcèlement moral ou sexuel ».
Ces mots ne sont pas neutres. S’ils sont évidemment juridiques, en ce qu’ils invoquent le contrôle de proportionnalité entre liberté d’expression et protection de la réputation d’autrui, ils sont aussi politiques. La CEDH a tranché : la diffamation ne peut pas et ne doit pas être invoquée au risque de limiter la libération de la parole des victimes de violences sexuelles. Cette solution mérite d’être applaudie ; elle clarifie d’une part les éléments d’appréciation des causes exonératoires de la diffamation au regard de l’impératif de liberté d’expression en droit pénal français, mais par-dessus tout, elle intervient dans un contexte d’incertitude extrême pour les victimes suite au dénouement de l’affaire opposant l’acteur Johnny Depp à son ex-conjointe Amber Heard.
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Rétrospective de l’affaire Depp v. Heard : la diffamation en ‘common law’ anglaise et américaine
On se souvient tous du procès médiatique qui avait déchiré la toile en 2022 et provoqué un lynchage public sans précédent de l’actrice Amber Heard[4], poursuivie par son ex-conjoint Johnny Depp pour diffamation publique dans le cadre de ses allégations de violences conjugales à son encontre. Celle-ci alléguait en effet avoir été victime de violences conjugales de la part de son ex-mari durant leur relation, celui-ci avait contre-attaqué une première fois lors d’un premier procès intenté, non envers Miss Heard directement, mais à l’égard du journal britannique The Sun, l’ayant qualifié de « wife beater » (batteur de femme) en faisant référence aux violences alléguées subies par l’actrice[5].
Cette première affaire, portée devant le juge anglais en 2020, s’était soldée par un échec. La juridiction anglaise avait rejeté sa demande, et reconnu que la diffamation ne pouvait être caractérisée, car douze des quatorze cas de violences alléguées par Miss Heard, au titre de la défense de la vérité, avaient pu être prouvées au regard du standard posé par la loi anglaise. En effet, en droit anglais, le défendeur se trouvant accusé de diffamation peut opposer le moyen de « défense par la vérité »[6] et prouver que l’allégation était « substantiellement vraie » pour éviter la condamnation.
Le juge américain fut moins clément. En 2022, il jugea les deux ex-époux coupables de diffamation (l’un envers l’autre), reconnaissant ainsi que les allégations de Miss Heard n’étaient pas fondées au regard du standard américain et la condamnant à verser 10,35 millions de dollars à l’acteur pour « diffamation avec réelle malveillance ».
La solution pouvait être surprenante au regard de la relative indulgence du standard américain à l’égard des allégations suspectées diffamatoires. En effet, le droit anglais est beaucoup plus « pro-requérant » et moins protecteur de la liberté d’expression que le droit américain[7]. Le premier fait peser la charge de la preuve (de la vérité ou de tout autre moyen de défense) sur le défendeur, et instaure une « présomption de fausseté »[8] de la déclaration litigieuse, tandis que le deuxième ne présume généralement pas que l’allégation est fausse et c’est ainsi au requérant d’en prouver l’inexactitude. Le droit américain requiert un élément additionnel pour caractériser la diffamation : la « malice »[9], ou l’intention de nuire.
C’est l’ensemble de ces critères que la Cour américaine a retenu à l’égard des allégations de violences de Miss Heard, pour rejeter sa défense de vérité et la condamner pour diffamation publique. Mais quel effet, outre une simple sanction judiciaire, a réellement eu cette affaire sur le mouvement #MeToo ?
L’effet dissuasif et l’incertitude générée par le dénouement de la bataille judiciaire Depp/Heard
Ce procès nous a conté deux choses. D’une part, on se souvient de la théâtralisation de la bataille judiciaire et de l’instrumentalisation des témoignages des parties par la toile, notamment pour tourner le témoignage d’Amber Heard en ridicule et, surtout, pour recadrer le débat sur la souffrance et l’affect d’un tel témoignage… sur la vie et la réputation d’un homme (Johnny Depp). L’actrice ne correspondait-elle pas assez à l’image qu’on se fait d’une victime, taiseuse et apeurée ? S’agissait-il de saper le mouvement #MeToo[10] ou encore d’anticiper la libération de la parole des femmes ? Quoi qu’il en soit, on imagine bien les risques d’intimidation de ce genre de campagne de détraction sur les femmes qui ne sont pas des célébrités et qui ne disposeraient pas des moyens de se défendre.
D’autre part, ce que l’on retient de ce procès, c’est surtout l’effet éminemment dissuasif d’une condamnation pour diffamation d’une victime (présumée) de violences sexuelles. L’issu du procès Depp v. Heard laissaient présager, en Europe ou la question n’était alors pas encore réglée, l’utilisation d’une éventuelle action en diffamation comme une méthode destinée à faire taire les victimes envisageant de parler. Selon les mots de Jamie Abrams lors d’un entretien avec Mediapart ; « la question est de savoir quel impact aura ce procès sur la serveuse du café du coin ou l’étudiante à l’université qui envisagent de dénoncer leurs agresseurs mais n’auraient pas les moyens financiers de faire face à d’éventuelles poursuites judiciaires. »
En France et au sein des États membres de l’Union européenne, la CEDH a, sans équivoque, donné le ton : condamner une personne qui se dit victime de violences sexuelles pour diffamation risquerait de décourager celles qui ne sont pas encore sorties de l’ombre, et constitue une violation de leur liberté d’expression. Bien que le sort d’une telle solution reste à être déterminé en fonction d’une application au cas par cas et à faire jurisprudence au sein des juridictions internes, notamment la nôtre, on ne peut que se féliciter de l’effet sécurisant qu’elle pourrait produire sur les victimes qui hésitaient encore à témoigner.
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Pour le présent et l’avenir : une tension entre « présomption d’innocence » et « présomption de sincérité »?
Il faut noter qu’on ne défend pas ici le « tribunal de l’opinion », et encore moins les lynchages publics qui peuvent en résulter, au mépris des droits fondamentaux que sont la présomption d’innocence et le droit à un procès équitable. La présomption d’innocence est affirmée par les textes supra-législatifs[11], et l’on se doit d’en tirer les conséquences lorsque des atteintes à celle-ci sont constatées. Elle est absolument nécessaire, dans un état de droit, au bon fonctionnement d’une société démocratique. Ainsi, l’émergence d’une certaine « présomption de sincérité » des victimes présumées est à bannir, et à combattre[12].
Cependant, il faut bien comprendre, dans un cadre extra-juridique, le danger que porte le fait de brandir ces droits, tel un bouclier politique, lors des débats sur les agressions sexuelles, ou bien même lorsqu’il s’agit de protéger voire de flatter des agresseurs (présumés) multirécidivistes ou dont les propos sexistes sont rendus public (on pense alors à l’allocution du président Macron sur l’acteur Gérard Depardieu).
Le refus, presque instinctif, par les élus ou par tout un chacun, d’émettre quelconque opinion sur la mise en accusation d’une personnalité publique pour des faits de violences sexuelles en se parant du « respect de la présomption d’innocence », alimente directement et redoutablement la culture du silence, et in fine la culture du viol. Il ne s’agit pas de porter des accusations directes lorsqu’une personne n’a pas encore été jugée (ce qui lui revient de droit), mais simplement de ne pas se cacher derrière ces notions pour éviter le débat urgent de la récurrence et la recrudescence des plaintes de violences sexuelles[13], ou encore de continuer à alimenter la glorification des personnages publics mis en accusation.
À défaut de se sentir entendue et soutenue par les élus, aujourd’hui – et malheureusement sûrement demain –, savoir que leur parole est protégée par le droit est absolument fondamental pour les victimes de violences sexuelles et la libération de leurs témoignages.
Article: Fanny EIDEL
[1] En France, la diffamation (incriminée par la loi du 21 juillet 1881 sur la liberté de la presse) a essentiellement deux causes exonératoire : l’offre de preuve de la vérité, qui suppose que le défendeur prouve que les faits allégués soient vrais, ou l’exception de bonne foi, qui suppose la réunion de quatre éléments : la prudence et mesure dans l’expression, l’absence de conflit personnel avec la partie adverse, la présence d’un but légitime et la présence de faits solides qui pouvaient fonder les propos, même si ceux-ci se révèlent finalement être faux.
[2] Dans un arrêt du 26 novembre 2019.
[3] Article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse
[4] https://www.mediapart.fr/journal/international/020622/johnny-depp-sort-vainqueur-de-son-proces-en-diffamation-contre-amber-heard
[5] Depp II v News Group Newspapers Ltd [2020] EWHC 2911 (QB) (2 Nov 2020)
[6] Ce qu’on appelle « the defense of truth », prévu par la section 2 du Defamation Act 2013
[7] Vincent R. Johnson, Comparative Defamation Law: England and the United States, 24 U. Miami Int’l &
Comp. L. Rev. 1 (2017)
[8] Socha, Michael (2004) "Double Standard: A Comparison of British and American Defamation Law," Penn State International Law Review: Vol. 23: No. 2, Article 9: “England and the United States agree that a plaintiff cannot prevail in a libel or slander action based on an expressed or implied statement that is true or substantially true. (…) In England, the falsity of a defamatory statement is presumed, and truth is a defense to be pleaded and proved by the defendant. In contrast, in the United States, there is generally no presumption that a defamatory statement is false. Rather, the falsity of the charge must be proved by the plaintiff. This makes it difficult for a libel or slander plaintiff to prevail under American law”.
[9] Voir la jurisprudence New York Times Co. v. Sullivan, 376 U.S. 254 (1964) et ibid: “Under the actual malice standard, plaintiffs must prove that the defendant made false statements with knowledge that the statements were false or with a reckless disregard of whether the statement was false or not”.
[10] Patricia Neves, « Johnny Dep/ Amber Heard: un risque que les procès en diffamation sapent #MeToo », Mediapart (21 mai 2022)
[11] On parle ici des sources de droit supérieures à la loi, comme la Constitution ou les traités internationaux.
[12] Voir la tribune de l’avocat Jérôme Karsenti dans Le Monde ; «Violences faites aux femmes : « La présomption d’innocence ne peut être piétinée au nom d’une morale de l’intime lorsque la justice a tranché ou n’est pas saisie », publiée le 7 décembre 2022
[13] https://www.interieur.gouv.fr/Interstats/Actualites/Les-violences-sexuelles-hors-cadre-familial-enregistrees-par-les-services-de-securite-en-2021-Interstats-Analyse-n-52
A noter toutefois que l’augmentation des plaintes de violences sexuelles s’inscrit également dans un contexte de libération de la prise de parole (d’où la nécessite de protéger cette dernière).