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Billet de blog 27 mai 2025

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« Adolescence » : l’influence de la technoculture masculiniste sur les jeunes garçons

De la chambre bleue d’un collégien à la salle d’interrogatoire, la série Adolescence révèle comment la technoculture masculiniste, portée par les algorithmes, inculque aux garçons ses normes violentes. Enquête sur la technoculture masculiniste et l’aveuglement institutionnel qui laisse proliférer sa violence.

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A l’aurore, dans un quartier résidentiel du nord de l’Angleterre, un groupe de forces de l’ordre enfonce la porte d’une maison et appréhende un jeune garçon sous le regard effaré de sa famille. Conduit au poste de police, le ton est donné ; Jamie, 13 ans, est accusé d’avoir tué une camarade d’école la veille au soir, de sept coups de couteau.

 C’est ainsi que s’ouvre la série Adolescence produite par Netflix. Son réalisateur, Stephen Graham propose quatre épisodes entièrement filmés en plan-séquence qui montrent l’arrestation de Jamie et surtout la quête de vérité qui s’ensuit, autant pour la police que pour sa famille ou encore même l’école qui l’a vu grandir, sans se douter de rien. Sur le fond, la série dépasse la question de la culpabilité. En effet, elle n’est pas un ‘whodunnit’ mais plutôt un ‘whydunnit’ : pourquoi un jeune garçon, issu d’une famille en apparence normale en arrive à commettre un crime si violent ?

 Au fil de l’histoire, un bruit sourd remonte progressivement à la surface. L’une des premières questions posées par l’enquêteur au petit garçon met le doigt sur quelque chose, sans toutefois être équivoque (ce qui fait d’ailleurs l’efficacité du scénario) : « How do you feel about women, Jamie ? ». Puis s’enchainent des questions sur les photos que l’adolescent like régulièrement sur Instagram, ses relations avec les filles ou encore les commentaires de pilules rouges laissés sous ses publications (voir plus loin dans l’article)… La manosphère et l’idéologie incel commencent à pointer le bout de son nez. Le choix des dialogues se joue dans les non-dits et les silences : « I did nothing wrong », se défend Jamie.

 Ce n’est pas tant la quête de connaissance qui nous intrigue mais plutôt l’incompréhension des adultes face à ce qui s’est joué et se rejoue encore. Ni les forces de l’ordre, ni les parents ni même les professeurs ne parviennent à comprendre ce qui apparait pourtant noir sur blanc sur les réseaux sociaux de leurs enfants. L’idéologie masculiniste est partout, et culmine dans l’assassinat d’une jeune fille qui a osé refuser les avances de Jamie.

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 « Si les parents des années 1980 pouvaient suivre d’un œil distrait ce qui se passait sur la télévision du salon, l’individualisation des écrans a rendu toute la nouvelle génération de mères et de pères symboliquement aveugle ». Dans son livre « L’internet des enfants », David-Julien Rahmil[1] explore l’exploitation des réseaux sociaux utilisés par les enfants comme un véritable outil de capitalisation ; économique mais aussi et surtout idéologique. Les réseaux sociaux représentent une nouvelle instance de socialisation primaire qui constitue un ordre normatif à part entière et concurrent aux autres (tels que l’école, la famille, et parfois la loi même). En effet, ils proposent des modèles de comportements auxquels l’enfant peut s’identifier et qu’il peut imiter et participent activement au processus de façonnement des normes chez les nouvelles générations.

L’offre idéologique masculiniste diffusée sur les réseaux sociaux est un cas typique de ce phénomène, exacerbé par sa survalorisation aux mains de certains algorithmes. La série Adolescence s’inspire fortement de l’idéologie incel ou involuntary celibate qui a radicalisé le jeune Jamie. Elle fédère en ligne des hommes s’estimant exclus du marché sexuel, qui transforment leur frustration en certitude misogyne d’être opprimés par les femmes. La société féministe est antagonisée, jusqu’à légitimer la violence pour rétablir un ordre patriarcal (voir les Hoteps, les SOS Papa…).

Cette idéologie n’est qu’une composante de la véritable spirale qui compose la technoculture masculiniste. Stéphanie Lamy[2] offre ainsi une définition du masculinisme comme « un ensemble d’offres idéologiques identitaires, construites, diffusées et conduites au sein de divers milieux de radicalisation (on/off line), qui prônent la violence sous toutes ses formes afin de maintenir, voire renforcer, la domination des hommes sur les femmes et les minorités de genre ».

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Le masculinisme est l’exemple parfait de la propension de la technoculture à agir comme un ordre normatif concurrent aux instances traditionnelles de socialisation des adolescents . Ainsi, ‘Adolescence’ met en scène, en quatre actes, la collision entre la technoculture masculiniste et l’implosion de la loi face à la perméabilité d’un jeune garçon à ces idéologies radicalisantes.

L’échec de la loi d’abord, non pas seulement car elle a été violée, mais parce qu’en France comme ailleurs, elle échoue en premier lieu à prévenir et réprimer ces violences. Ainsi, le deuxième épisode montre un détective en quête de sens pénétrant dans le tumulte des salles de classes, dans le bourdonnement assourdissant d’adolescents tous aussi confus que le corps enseignant au vu du drame qui s’est déroulé la veille. Alors qu’il tente d’interroger les camarades de l’accusé ou la meilleure amie de la victime, son propre fils, embarrassé de sa confusion, lui lance la clé : « As-tu regardé Insta ? ».

Ce dernier lui explique alors, à une vitesse qui traduit non pas tant un empressement mais plutôt la multitude des offres masculinistes en ligne, tous les symboles que son père n’a pas su décrypter. Sous les posts de Jamie, une pilule rouge ou encore un « 80/20 »… Selon la manosphère, 80% des femmes seraient attirées par 20% des hommes (les plus beaux) – cette sensation de rejet et d’oppression justifierai et légitimerai, selon eux, les violences sexuelles. La pilule rouge permettrait de voir la vérité – à savoir que les hommes vivraient désormais dans une société misandre dominée par les femmes, qu’il conviendrait alors de combattre, si nécessaire, en employant la violence physique.

La loi pénale doit dorénavant composer avec un métalangage numérique qu’elle ne maîtrise pas. Pis, les politiques échouent encore, a posteriori, à qualifier des crimes ouvertement revendiqués masculinistes de « terroristes ». La radicalisation, définie par la Miviludes[3] comme un  « processus graduel qui conduit l'individu à adhérer à une idéologie ou à des croyances extrêmes qui légitiment la violence » adhère pourtant parfaitement avec la finalité et la raison d’être même des idéologies masculinistes.

C’est ce que plaide Stéphanie Lamy dans « La Terreur masculiniste » qui propose à cet égard d’appliquer le régime répressif propre aux infractions à caractère terroristes aux violences masculinistes, et permettre ainsi de mieux les prévenir et les réprimer. C’est ce qu’a déjà fait le Canada, surement en raison des traumatismes laissés par l’attentat du 6 décembre 1989.

Ce jour-là, Marc Lépine entra dans une classe de l’école polytechnique de Montréal, demanda aux hommes de sortir, et tira sur toutes les femmes présentes. Il fit quatorze mortes, d’autres blessées. Dans une lettre laissée derrière lui, il détailla toute sa misogynie et sa haine des féministes. Ce fut le premier attentat ouvertement revendiqué masculiniste. Depuis, on relève la tuerie d’Isla Vista devant une maison de sororité fit six morts, et d’autres assassinats ou tentatives déjouées d’attentats se multiplient[4].

‘Adolescence’, c’est aussi l’échec d’un autre ordre normatif, instance principale de l’éducation des enfants : la famille. Au terme du quatrième épisode, (spoilers) alors que Jamie avoue à ses parents qu’il s’est décidé à plaider coupable, ces derniers se voient confrontés à leur propre échec. « He stopped drawing… We got him a computer. We thought he was safe in his room. You know what harm could he do in there ? ».

Ce qui fait peut-être la force de la série, c’est l’apparente « normalité » de la famille qui, bien que pétrie de normes un grain patriarcale dans sa dynamique, n’en reste pas moins une famille stable, de classe moyenne et soucieuse de l’éducation de leurs enfants. Peinte en bleu, remplie d’étoiles, une peluche de nounours qui vient border l’oreiller, la chambre de Jamie semble une frontière hermétique où la norme des réseaux a supplanté la morale domestique – et où les normes masculinistes ont radicalisé un enfant.

Lors d’une apparition sur CNN, Stephen Graham s’interroge : « l’internet parente nos enfants, tout autant que nous. Nous sommes tous responsables – le système éducatif, la parentalité, notre communauté, le gouvernement et surtout, les réseaux sociaux »[5]. La France n’est pas en reste.

Les résultats d’un rapport récent publié par le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes alertent ; on constate un net recul de l'adhésion des français aux stéréotypes sexistes composant la culture du viol mais, quand on s'intéresse aux chiffres des jeunes de 18-24 ans, tout s'écroule. Plus d’un tiers des 18-24 ans pensent qu’une femme peut prendre plaisir à être humiliée ou injuriée, et près d’un quart estiment qu’elle prend du plaisir à être forcée[6].

Il est certain que la violence sexiste des propos des prédicateurs masculinistes ne laisse pas les consommateurs indifférents. Pour autant, un des scénaristes de la série alerte ; « j’espère qu’on simplifie pas la question de la haine masculine »[7]. Ce qui fait surtout la force de cette offre idéologique, à rebours des tendances progressistes et féministes des dernières décennies et particulièrement dans une ère post-Me Too, c’est leur facilité d’accès.

Là réside la véritable dangerosité, face à la perméabilité de jeunes adolescents en quête de repères sociaux et psychologiques. D’Andrew Tate aux philogynes, d’Alex Hitchens aux contenus absurdes et subversifs (tel que le brainrot), il est désormais aisé d’ensevelir les jeunes de messages sexistes et masculinistes paré d’un vernis cool et cryptique, ou en les présentant comme des programmes de développement personnel pseudo-scientifique.

Alors qu’un collégien cherchait seulement des conseils sportifs, il tombe sur un prédicateur qui lui assure « oui, soit fort, les femmes préfèrent être dominées ». L’effet de répétition créé par les chambres d’écho médiatique (l’algorithme) finit de parachever la force radicalisante des masculinismes[8].

Bien entendu, ‘Adolescence’ donne à voir une exception, qui se matérialise par un crime d’une violence toute particulière. Mais la matérialisation des idéologies masculinistes prennent aussi la forme de violences verbales ou sexuelles, du propos sexistes aux agressions en passant par la dévalorisation constante des femmes, souvent dans le cercle domestique – et donc de manière moins « spectaculaire ». Il n’en reste que les exceptions se multiplient, et que le conservatisme des jeunes garçons sur les questions d’égalité augmente[9].

La dernière scène laisse un gout amer mais nous sort aussi de notre léthargie habituelle. Loin d’un discours alarmiste, Stephen Graham semble plutôt avoir envoyé un message à tous les adultes chargés de l’éducation des futures générations (qu’ils soient enseignants, parents, ou garants de la loi) ; les normes masculinistes sur les réseaux sociaux sont susceptibles de s’imprégner. La violence virtuelle peut se matérialiser. Les réseaux sociaux peuvent éduquer nos enfants. Il s’agit alors de l’accepter. Et maintenant ?

Une députée du parti travailliste a déjà proposé à ce que la série Adolescence soit diffusée au Parlement et dans les établissements scolaires, affirmant que cela pourrait contribuer à lutter contre la misogynie et les violences faites aux femmes en informant. Keir Starmer a d’ailleurs soutenu cette proposition.

Les trois ouvrages cités en filigrane de cet article offrent de nombreuses pistes, sinon parfois de véritables outils juridiques : qualifier les actes de tuerie masculinistes de terroristes afin de mettre en œuvre le régime applicable et les moyens sécuritaires adéquats, former les éducateurs et les magistrats au langage de la contre-culture du web, intégrer des modules de lecture critique des réseaux sociaux dans les programmes scolaires (ce que proposent déjà de nombreuses associations)... Se montrer moins indulgents face aux harcèlement en ligne[10] et mieux réguler le contenu offert aux jeunes…

Les réseaux sociaux ne disparaitront pas, les discours sexistes et violents non plus. Il s’agit alors d’apporter de véritables grilles de lecture aux adultes chargés d’éduquer nos adolescents, mais surtout et aussi à ces derniers, premiers réceptacles des idéologies masculinistes, faute de quoi les violences masculiniste resteront vouées à se répéter.

« L’histoire de l’opposition des hommes à l’émancipation des femmes est plus intéressante peut-être que l’histoire de cette émancipation elle-même ».

Virginia Woolf, Une chambre à soi [1929]

– Fanny EIDEL

[1] David-Julien RAHMIL, « L’internet des enfants : une histoire secrète de l’internet qui éduque, amuse et exploite la jeunesse », éditions divergences (2024)

[2] Stéphanie LAMY, « La terreur masculiniste », éditions du Détour (2024)

[3] Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires.

[4] Stéphanie Lamy recense 22 fusillades/homicides « incel-motivés » dans l’OCDE depuis 2014.

[5] The Guardian, From the police to the prime minister: how Adolescence is making Britain face up to toxic are masculinity”, Michael Hogan, 22 mars 2025

[6] Rapport n°2022-02-28-STER-52, publié le 28 Février 2022.

[7] The Guardian, “Is this the most terrifying TV show of  our times? Adolescence, the drama  that will horrify all parents”, Stuart Heritage, 28 février 2025

[8] Pauline FERRARI, « Formés à la haine des femmes ; comment les masculinistes infiltrent les réseaux sociaux », éditions JC Lattès (2025)

[9] Le Monde, « L’inquiétant regain du masculinisme, cette pensée réactionnaire aux origines millénaires », Claire Legros, 12 avril 2024

[10] Les technology-facilitated-gender-based violence de type (chantage par la menace de publication d'informations, photos ou vidéos à caractère sexuel), «doxxing» (publication d'informations personnelles privées), cyberintimidation, cyberharcèlement sexuel et de genre… La technologie et les espaces virtuels sont de plus en plus détournés de leur usage premier pour servir d'arme contre les femmes et les filles, au seul prétexte de leur genre, selon Stéphanie Lamy.

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