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Billet de blog 29 décembre 2015

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Aiacciu, l'Empereur te montrera la vraie nature de la Force

Les images sont fortes : des centaines de manifestants, suite à l’agression de deux pompiers, descendent sur le quartier des jardins de l’Empereur, alors que jusqu’ici ils n’y allaient que pour toucher du shit. Est-ce dû à l’augmentation du prix du cannabis ? Non. Mais bien à une volonté de « venger » une atteinte à ces deux représentants du vivre-ensemble en Corse.

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"Arabes dehors, à bientôt". Ouais, ils ont pas inventé la poudre...

"Réveille-toi, ville sacrée..."
Aiacciu, tout comme Bastìa, est une ville qui montre chaque jour à ses habitants que la Corse n'est pas un sympathique petit village, mais bien un territoire où se côtoient très riches et très pauvres. E padule, e Canne, e Saline, le Logirem-Budiccione, Santa Lucìa, San Ghjuvà, Pietralba : autant d'endroits où des situations similaires à celle des "jardins de l'Empereur" pourraient éclore. Comme Bastìa qui a relégué ses pauvres, « paisani » ou immigrés, dans le sud de la ville, il suffit d'arriver sur le golfe pour voir qu'Aiacciu n'est que quartiers.Le résultat aujourd'hui nous éloigne sérieusement de la carte postale: les deux villes principales de la Corse réunissent plus des deux tiers de la population insulaire.

Le quartier de l'Empereur, ou des « Jardins de l'Empereur », a été créé dans les années 50, en même temps qu'on virait du centre nombre d'habitants, et qu'on en entassait d'autres venus des vallées alentours. 
On parle d'un quartier où certes il y a du business, de la drogue, mais sûrement pas autant que dans les bars et les discothèques du centre-ville. Quiconque a déjà vu tourner un quartier à shit sait d'ailleurs que ce sont des quartier très calmes : il faut bien que les clients viennent en toute quiétude. Outre cela, il faut comprendre que l'empereur est un quartier qui pose un enjeu : il est situé sur les hauteurs de la ville, dans un espace où il y a sans doute des intérêts immobiliers non négligeables. Cette donnée est à prendre en compte dans un pays qui vit -pour ainsi dire- pleinement de la manne foncière et touristique. A terme, le départ de populations de prolos dérangeants pourrait mener à une certaine réévaluation du quartier.

Puis, pour le reste, une histoire assez banale, somme toute, mais en Corse inhabituelle. En Corse, on va le voir, la pression mafio-patronale est telle, tellement clientéliste, tellement intégrante pour une part considérable de la population, que normalement, ce genre d’événement n'arrive pas. Cependant, nous nous attarderons sur les causes et les conséquences, plutôt que de nous échiner à essayer de tirer le vrai du faux. Nous ne sommes pas journalistes, nous constatons que ce qui s'est passé n'est pas très surprenant, qu'on le sentait venir, même si on refuse toujours d'y croire.

Appropriation et détournement d’un fait divers
Il faut dire que cette fois, tout a été fait pour que ça dégénère. D’une part, les pouvoirs publics font tout pour raviver les braises. Etrange, effectivement, que les flics laissent tout faire, que des vidéos montrent les cars de CRS prenant la montée de l’Empereur sans se préoccuper des types sur le trottoir, munis de casques et de matraques.Et que dire de cette interdiction bien publicisée de manifester à Aiacciu jusqu'au 4 janvier... en plein état d'urgence, où officiellement tout rassemblement est interdit ? Quiconque a déjà vécu des manifs en Corse peut aussi constater qu'étonnamment, la police est restée bien calme et bien élevée dans ces rassemblements.
Sur les pompiers aussi, il y aurait quelque chose à dire. C'est un symbole. C'est même le symbole parfait pour les nervis de la ratonnade, parce que c'est vraiment des gens qui représentent le cru . Quiconque a vécu en Corse sait que jamais, par exemple, des habitants n'iraient manifester en solidarité de policiers agressés. Le fait que ce soit des pompiers, des Corses, qui soient agressés, a mis le feu aux poudres. Dans un pays où la lutte contre les incendies catalyse toute la société en un enjeu moral, et plus encore symbolise une certaine notion du commun, la réaction ne surprend pas. 

Il est clair que pour la gauche française, ces événements sont du pain béni : le Parti Socialiste se fait dernier rempart face au FN et à des hordes fascistes arpentant les rues. Ils pointent le racisme de la rue quand eux même l’institutionnalisent à travers le débat sur la déchéance de nationalité. Toute cette histoire éveille en Corse des suspicions. Pourquoi des jeunes feraient ça ? Quelle est l'engazze ? On sait qu'il y a quelques années des affrontements violents avaient opposé les flics à des jeunes prolos du quartier. Mais dans un pays où la barbouzerie est permanente, difficile de ne pas constater, a maxima, le montage par l'Etat de cette affaire, a minima, son utilisation politique.
La rue est désertée par les militants syndicalistes, les « gauchistes ». Comme pour les émeutes 2005, déconcertés par la cible de ce guet-apens : la gauche qui comprend, la gauche qui encadre et qui vit de ces quartiers populaires a envie de dire mais pourquoi, pourquoi s’en prendre à des pompiers ? Nihilisme ? Désespoir ? Méchanceté ? A cela on se contentera pour l’instant de répondre que Sarkozy, Bolloré et l’armée américaine se promènent rarement aux Jardins de l’Empereur. Faute de grives, on mange des pompiers.

Alors certes, cette histoire a ému le corse lambda. Mais ce qui arrive, on l'attend depuis si longtemps, qu'il faut se demander pourquoi. Pourquoi tout cela était prévisible. Car bien entendu, cette histoire de pompiers n'est qu'un prétexte.

Qui sont les manifestants ?
Les manifestants sont bien résumés par la vidéo virale d'Arnaud Seassari : des mecs, très majoritairement, jeunes, supporters de foot, dont un bon groupe s'est déjà largement manifesté par sa haine à l'occasion de la célébration du dernier Aïd à Aiacciu. Un rassemblement de casquettes Stone Island (marque de « hools » très à la mode sur l'île) s'était en effet opéré devant la mairie, signe avant-coureur de ce que nous avons sous les yeux. 

Après s'être fait ridiculiser dans une émission de merde par une FEMEN, Arnaud nous fait part de sa vision du monde, des valeurs, enfin de plein de trucs... © Arnaud Seassari

Manifester contre les « arabes », c’est une façon de dire qu’on est Corses. Le programme politique est assez nihiliste : mettre des coups de pression à des prolos dans un quartier, et après ? A vrai dire, on n’accuse même pas les « arabes » de gagner grassement leur vie, ou quoi que ce soit. Simplement, comme le disait Marx à propos des prolétaires anglais dans leur haine des irlandais :
" L'ouvrier anglais moyen déteste l'ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à l'ouvrier irlandais,il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l'Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des nègres dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. ».
Et c’est bien entendu là le terreau du fascisme.

Dans la manifestation, peu ou pas de nationalistes corses « publics », mais tout de même, suffisamment pour pointer des ambiguïtés qui restent très individuelles, comme Denis Luciani, à la tête de l'associu di i Parenti Corsi, qui s'auto-attribue des talents d'historien – un peu à la Lorant Deutsch, mais en plus raciste-, et candidat aux cantonales à Aiacciu pour Femu a Corsica cette année.

Illustration 3
Outai, Denis outai? © Olivier Antonini

Embarrassant pour la nouvelle majorité de Gilles Simeoni, déjà pointée du doigt par l'arrivée dans le mouvement d'Estelle Massoni, transfuge du FN local http://www.corsematin.com/article/article/estelle-massoni-je-nai-jamais-voulu-mengager-pour-la-france.1876038.html.

Deux poids deux mesures
Nos vengeurs ont la mémoire sélective. Telle cette vieille perruche qui vient ici hurler avec les loups, tous les manifestants n'ont pas toujours eu le courage de descendre dans la rue (écoutez surtout la fin de la vidéo : « c'est pas des criminels ça, c'est pas la mafia ni rien : c'est des voyous de bas étage »).

les dernières secondes sont croustillantes © gilles casabonda

Où étaient-ils pour s'indigner et se faire justice, lors des 20 assassinats par an qui ont sévi depuis cinq dix ans ont été commis ?

Où étaient les représentants de la « société civile » quand depuis dix ans une vallée comme le Niolu et ses 600 habitants a été le théatre d’assassinats en série, avec leur lot de dommages collatéraux ? Où étaient ces braves gens qui montent à l'Empereur faire les justiciers quand la fille de 10 ans d'Yves Manunta s'est fait tirer dessus, puis que ce dernier a été abattu, seulement quelques centaines de mètres plus bas? http://www.corsematin.com/article/ajaccio/yves-manunta-echappe-aux-tueurs-sa-femme-et-sa-fille-blessees.505505.html

Ou quand un touriste a été assassiné dans une boite de nuit d’une balle en plein cœur, parce qu’il avait amené un cubi de vin dans une discothèque ?

Où étaient nos héros quand une bombe aveugle cachée dans une poubelle piégée a endeuillé le centre-ville, à 150 mètres du comico? http://www.corsematin.com/article/ajaccio/ajaccio-une-bombe-destinee-a-tuer-declenchee-a-distance.628970.html 

Pourquoi le groupe de supporters « Orsi Ribelli 02», charmant collectif dont les tags sont souvent parés de croix celtiques, et dont pas mal de membres étaient à la manifestation, annonce son intention, entre deux parties de FIFA 2016, de faire des "rondes" face à l'insécurité grandissante, alors que leur propre club est au milieu d'assassinats successifs?
La Corse est la région d’Europe à la plus forte proportion d’assassinats. Et pourtant, aucun mouvement populaire n’émerge quand la faucheuse arrache tant de vies, quand tant de jeunes prolétaires suivent le chemin tracé de la prison, quand la justice compte les points et laisse les assassinats « se régler d’eux-mêmes ».
Décidément, il y a là un fond apparemment incompréhensible, deux poids deux mesures ahurissantes : une violence criminelle, « normale », et une autre, de rue, qui semble inacceptable.

Au delà de la mauvaise foi, se pose là quelque chose en fond. Ce fond, c'est la violence sociale. C'est toute une frange de la société corse qui est invisible, qui n’a même pas le droit de faire parler d’elle, qu’on oublie car elle n’existe pas à l’Assemblée, elle n’existe pas dans les discours, dans le quotidien. 
Aujourd’hui nous devons choisir si nous souhaitons construire avec elle ou suivre les manifestants contre elle. Quarante ans exactement ans après la création du « Front », créé justement par ceux qui en Corse ne voyaient aucune issue dans la voie légale, cette situation explosive promet bien des maux de tête au pouvoir.

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