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Billet de blog 31 décembre 2015

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Corse, l'atonie sociale

Ce qui est frappant dans les récents événements à Aiacciu, c'est l'absence de réaction contestataire aux manifestations de l'Empereur. La gauche s'est bien cachée derrière le pourtant très libéral nouveau gouvernement de la Corse, en priant pour qu'on ne distingue pas trop son ombre. La Corse serait-elle devenue un paradis sans classes sociales, miné par d'inévitables conflits ethniques?

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Illustration 1
"peuple corse, il est temps de crier ta révolte"... oui, mais contre quoi?

Le règne sans partage du patronat
Massimu, un des chroniqueurs de la Corse d’aujourd’hui (et candidat pour Corsica Libera, preuve qu’enfin les nationalistes n’ont plus peur de l’écrit) dit qu'en Corse on s’entretue, mais qu'on voit la petite délinquance comme un déclin1. C'est vrai, voler dans la rue, est très mal vu.
Pourtant, la petite délinquance a toujours sévi dans cette période récente, par exemple en ne payant pas ses cotisations patronales et en envoyant ses enfants à la fac avec la bourse réservée aux plus démunis. Monter une affaire pour blanchir un peu d’argent, arnaquer ses employés saisonniers...

Les pauvres doivent voler à l'abri des regards indiscrets, surtout depuis que les boîtes de sécurité sont gérées par certains (et non pas "les") nationalistes, au début des années 90. La rue leur a appartenu quand on en a eu besoin pour calmer les jeunes qui se croyaient tout permis, jusqu’à ce que la "guerre des nationalistes" siffle la fin de la récré, et que la mafia prenne définitivement la main. Aujourd'hui les « natios » tiennent les urnes, mais il va falloir bien plus que leur autorité morale pour maintenir le pays dans le calme.
Pour cela, les nouveaux chefs de la Corse peuvent s’appuyer sur des liens tissés depuis le début des années 90, avec la Chambre de Commerce et d'Indistrie d’Aiacciu par exemple2, ou encore confirmés par la création de fondations universitaires avec la Corsica Ferries, le Crédit Agricole et d’autres grosses entreprises de l’île. Une université qui se veut le "think tank" et le laboratoire du nationalisme corse.

Illustration 2
Les partenaires de la Fondation de l'Università


Dire que des liens sont tissés entre autonomistes et grand patronat n’a rien de bien étonnant, d’ailleurs pourquoi s’en priveraient-ils, et en quoi sont-ils bien différents de leurs confrères de droite ou de gauche ? Ce qui est plus problématique, c’est la légitimité « sociale » qu’ont encore les nationalistes : il n’y a, depuis la grève de 1995, plus ou presque de mobilisation qui ne soit orchestrée par eux.
Le patronat est organisé, et il reçoit le soutien de tous les partis politiques. Ainsi, quelle est la dernière mobilisation importante à Aiacciu ? Celle des patrons – qui préfèrent ici le sobriquet de « socioprofessionnels »-sur le sentier de la guerre face à la grève des employés de la SNCM l’an dernier. On a eu le spectacle affligeant de 1000 personnes devant les grilles de la préfecture pour soutenir des pauvres nantis face à la terrible répression qu'ils subissaient. On en pleure encore. Oui, la Corse fait face à un patronat de choc, et passablement négrier.
Symbole de la force tranquille de ces entrepreneurs corses qui n'ont plus peur de la tutelle jacobine, l'arrivée de Patrick Rocca aux manettes de la SNCM, enfin ce qu'il en reste. Et ce malgré un casier judiciaire bien rempli3.

Un pays misérable et riche
Il y aurait pourtant de quoi dire et faire, sur cette société qui part en miettes au moment où ses élus, toutes étiquettes confondues, chantent fraternellement l’hymne corse. Les chiffres sont éloquents. Dans un territoire envahi par un tourisme de masse qui détruit tout, qui génère toujours plus de profits, un cinquième de la population corse4-soit 60 000 personnes- vit en-dessous du seuil de pauvreté, comme dans le pays développé le plus inégalitaire du monde, les USA.
Environ 13% de la population d’Aiacciu perçoit au moins 75% de ses revenus par les allocations de la CAF. Le salaire médian annuel en Corse est de près de 2000 euros inférieur à la moyenne « nationale », quand des milliers de personnes paient l’ISF. La Corse est la région aux plus grandes inégalités du territoire français. Et encore, en parlant de la Corse et du peuple corse, on en oublierait presque les dizaines de milliers de travailleurs/euses saisonniers qui viennent se faire exploiter à peu de frais chez nous chaque été.

Bref, les questions sociales n'ont été que peu, voire pas du tout abordées. Quelques sonnettes d'alarme tirées pour rappeler la condition misérable des pauvres d'ici, ce fameux seuil de pauvreté que tant n'arrivent pas à atteindre, les prix délirants, et dans tout ce marasme, on nous parle d'économie locale, d'AOC, d'AOP, de tourisme, de socioprofessionnels dévastés... On rigole. Il y a deux Corses, celle qui vit de l'été, et celle qui galère toute l'année.
On nie la pauvreté en Corse. Et lorsqu'on l'affirme, c'est pour mieux avancer que c'est la faute des autres. On nous dira, tantôt comme une fatalité, que dans notre, communauté, tout va mieux. Il est globalement accepté, affirmé que ceux qui galèrent, ce sont les arabes.  

Les laissés pour compte, eux, affirmeront au contraire que des Corses galèrent, parce qu'on leur vole tout : travail, avenir. Que les « gaulois » s'installent, toujours plus nombreux, et « qu’ils nous volent des emplois ». Le discours communautaire est d’autant plus fort ici, qu’il repose sur la solidarité de la diaspora corse. Qui n’a pas été aidé, sur le continent ou ailleurs, par un compatriote ? Beaucoup se disent que, si les pauvres étaient tous Corses... les patrons seraient obligés d’être généreux !

Illustration 3
SGUARDU, l'hagiographie facebookienne du nationalisme corse


Et les plus caricaturaux des nôtres de nous rebattre les oreilles avec un passé qui n'a jamais existé. On nous dit qu'avant, ce genre de choses n'arrivait pas, que nous étions tous solidaires. En est-on bien sûr ? Il suffit de se pencher sur l’histoire de la Corse pour voir qu’il y a toujours eu des « sgiò »,des bourgeois, et des crève-la-faim.

Illustration 4
iniziativacorsica21

Ainsi, certes, le discours nationaliste est aujourd'hui le discours "mainstream" de la société corse, mais il s'est largement vidé de son contenu, de toute remise en cause du modèle économique, pendant que la fracture sociale s'accentue. Corsica Libera nous honore depuis quelques années d'un "Agenda 21"5 rempli de lieux communs sociaux-libéraux, appelant notamment à une "croissance verte" et autres poncifs dignes du COP21.
Une question se pose aujourd’hui : où est le mouvement nationaliste social qu’on nous vend depuis longtemps? Ce nationalisme de gauche, qui aujourd’hui semble surtout petit-bourgeois, à la remorque des associations antiracistes? Cette gauche plus dans le discours que dans les actes révèle aussi la place de plus en plus marginale du STC, le syndicat "nationaliste", dans le débat public comme dans la mouvance nationaliste.

L’effondrement du nationalisme « social » ?
Le glissement est évident : le nouveau nationalisme offre la grande réconciliation en feignant de ne plus voir de classes sociales. Dans son communiqué de dissolution aussi long qu'obstiné à singer le programme de Corsica Libera6, le FLNC, ou plutôt ceux qui en revendiquent la direction, mettent en avant les questions culturelles, la « colonisation de peuplement », oubliant au passage la « liberazione suciale » historique du Mouvement de Libération Nationale (MLN). Non pas que le MLN ait été de tous temps entre les mains de la canaille bolchévique. Simplement, pour qu'il ait canalisé autant des forces vives dans la société il faut bien qu'il ait abordé les conflits de classe, ces problématiques que les nouveaux hérauts de Corsica Libera, tels un Petr'Antò Tomasi, ont rebaptisé « inégalités sociales ».
Où est cette révolution par les urnes qu’on nous ressort? Qu’est ce qu’on a gagné le 13 décembre dernier à part des jolies paroles? On se réjouit de voir Simeoni et Talamoni « condamner fermement » tous les récents évènements comme le faisaient brillamment leurs prédécesseurs clanistes,  mais que propose t-on concrètement à part d’appartenir à un nouveau clan ?
En voyant quarante ans de luttes se solder ainsi, on pourrait croire le peuple corse gagné par Alzheimer. On répondra que la conscience politique ne se forge que dans les luttes sociales, les luttes qui mettent en évidence la réalité des classes dans le pays.

Illustration 5
"les cordes trop longues deviennent des serpents"

Que les "natios" se rassurent en nous lisant: il n'est pas ici question de remettre sur leur pauvre dos le poids de la crise, du capitalisme, des tensions communautaires ou du réchauffement climatique. Il est évidemment absolument de mauvaise foi, pour ne pas dire manipulateur, d'affirmer avec l'Etat et les médias que les incendiaires de Corans sont des militants indépendantistes. Ou que le MLN (voir plus haut) est le messager du racisme en Corse. Au contraire, ce qui est mort avec le projet historique du MLN, c'est justement le seul vivre-ensemble envisageable : celui porté par une population opprimée, révoltée contre un joug colonial, ou néocolonial, ou impérialiste, peu importe son nom.
En concentrant son action sur la conquête de l'Assemblée de Corse, le mouvement nationaliste a volontairement mis des côté la lutte sociale, tout simplement parce que les pouvoirs locaux ne leur permettent aucunement d'offrir une réponse aux besoins de la population insulaire. Vous avez dit impasse?

1 : https://blogs.mediapart.fr/massimu/blog/261215/au-feu-les-pompiers-ya-mon-peuple-qui-brule
2 : beaucoup d'encre, et pas de la meilleure qualité, a déjà coulé à ce sujet, notamment le fameux "Les parrains corses" de Jacques Follorou et Vincent Nouzille
3 : http://www.lopinion.fr/25-mai-2015/lourd-cv-patrick-rocca-candidat-a-reprise-sncm-24539
4 : pour les pasionnés de statistiques, la CTC a publié un document: http://www.corse.fr/attachment/594897/
5 : www.corse.fr/L-Agenda-Corse-21-Corsica-Vint-Unu_a3537.html
6 : ici le contenu du communiqué du FLNC, que nous aurons l'occasion d'analyser plus précisément dans un autre billet: http://france3-regions.francetvinfo.fr/corse/sites/regions_france3/files/assets/documents/communique_du_flnc.pdf

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