Emergence d'un fascisme militant
Ce n'est pas un scoop : cela fait quelques années que les fachos français tentent de faire une OPA sur la vague d'opinion nationaliste en Corse. A l'heure où aucun historien ne s'est toujours penché sur la nécessité d'écrire un bouquin sérieux sur les événements de ces cinquante dernières années on assiste même à un renversement cocasse : la lutte de libération nationale est désormais largement revisitée par un discours calqué sur l'ascension du FN.
Il n'est désormais presque plus surprenant de voir cohabiter des tags « arabi fora » avec des « IFF1 », on est de moins en moins surpris d'entendre dire que le FLN « nous » protégeait des arabes. Le concept déjà un peu fumeux de « colonisation de peuplement » jadis dévolu à la gentrification de l'île, est dans beaucoup de bouches devenir le synonyme d'immigration.
Parallèlement, avec peu de moyens, on retrouve en Corse une dizaine de collectifs plus ou moins ouvertement fascistes, qui vont du gentillet « Aiutu per i Nostri » (asso caritative réservée aux corses gérée par Petru-Santu Ferracci2) à l'inexistant « Sangue Corsu ». Voici même venu le temps d'un « Vigilance Nationale Corse » (VNC), aux savoureuses fautes de langue corse, porté par des gens qui sont bien loin du nationalisme.

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La multiplication de ces groupuscules est, comme partout en Europe, plus de l'ordre de l'agitation professionnelle par réseaux sociaux que réelle. Si certains se sont attelés à faire une cartographie de la "fachosphère corse"3, gageons que cette longue liste se réunirait aisément dans une cabine téléphonique. Pour exister, ces groupuscules ne peuvent que jouer sur des buzz politiques, comme l'a récemment fait VNC en "révélant" qu'en Corse il y avait 9 fiches "S"4...dans une île qui réunit vraisemblablement le plus de fiches "S" au mètre carré! Et oui, pour la loi française, Jihad ou lutte clandestine indépendantiste, c'est kif-kif.
Ce n'est pas sans une certaine haine, ou un certain mépris, que les « natios » parleront de ces militants fascisants. Pourquoi, à vrai dire ? Parce que ce sont souvent « des français », parce que, pire encore, ils s'attribuent les habits du nationalisme corse pour faire une basse récupération.

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Le problème, c'est que ça ne s'arrête pas là. Pour qu'il y ait une "fachosphère" qui marche, il faut un terreau fertile. Comme des manifestations racistes qui regroupent 300 personnes en claquant des doigts à Aiacciu. Comme les 25% de vote FN en Corse aux dernières présidentielles5.
Le vote FN, un vote communautaire français ?
De commun accord, la société civile corse a utilisé contre le vote FN sa meilleure arme : la macagna, la moquerie. Les électeurs ont été largement ridiculisés, tandis que les représentants ont fait le buzz dans toute la blogosphère à grands coups de déclarations tonitruantes et pathétiquement drôles.
Mais plus que l’humiliation, l’arme des nationalistes, a été d'essentialiser ce vote : non mais sérieusement, qui voterait pour ces ânes ? Des gens qui débarquent, dans tous les sens du terme. Des français. Et même si les « frontistes » ont obtenu un score ridicule par rapport à la moyenne du continent, force est de constater qu'ils ont réuni plus de votes qu'il n'y en a eu pour Corsica Libera, la principale organisation « indépendantiste », même si l'on pourrait revenir sur les limites de cette appellation.
Que les choses soient claires : le FN n'a pas fait 10% sur le talent de ses orateurs. Loin de là: le ridicule achevé de ses représentants avait tout pour l'enterrer.
Au contraire, le FN a fait corps avec son électorat, comme le résume une réponse qui venait du fond du cœur de son représentant par intérim, monsieur Cordoliani : « alors le PADDUC moi j'y comprends rien ! » a affirmé le bon docteur Petiot local, dans une campagne 100% raciste, et 100% loin de toute la "pulitichella" locale. Et c'est vrai : l'électorat FN représente ceux qui n'en ont, franchement, rien à foutre de ces histoires d'héritages et de succession qui sont le lot de la Corse depuis le vieux temps des spartimenti, de temps antédiluviens. Il y a désormais bien plus d'habitants "en plaine", à i Fulelli et Arena, que dans toute la très historique et rebelle Castagniccia et sa centaine de villages de 15 habitants pour 100 maisons. Le trait est forcé volontairement, mais le fait est là: en Corse, il y a plus de monde en banlieue que dans les villages.
Croire qu'en ridiculisant ses leaders on anéantira le FN et le fascisme en Corse, c'est ne pas comprendre qu'ils ne sont que l'écume d'une lame de fond. C'est la structure de la société corse, dans une crise économique mondiale, qui génère les fâcheux.
Les oripeaux de la Corse d'hier sur les enfants de la Corse d'aujourd'hui
Qu'on le veuille ou non, les manifestations actuelles ne sont pas l'oeuvre d' « attardés », ne sont pas des « problématiques du continent », le racisme et la haine de classe ne sont pas à dater du 9 mai 1769. C'est bien une partie de la Corse qui s'exprime dans la rue, et vient assiéger une autre partie de la Corse. Il va bien falloir que tout ça cohabite, ou que tout ça explose.
Les membres de « VNC » aperçus dans les manifestations avec leurs t-shirts tout neufs6 ne sont pas « que » des imposteurs. Ils sont aussi une frange périurbaine et méprisée de la société corse. Dire que leur haine vient du continent, c'est dire la moitié de la vérité. C'est comprendre, certes, la dimension idéologique de l'attaque qui nous touche, c'est comprendre le poids de la télé dans la représentation, et même, fait inouï, dans la représentation que se font les corses d'eux mêmes par son prisme. C'est avaler la dure pilule qui fait du documentaire « génération FLNC » une plus grande source de politisation de la jeunesse que quelque rassemblement que ce soit depuis dix ans.
Mais l'autre moitié de la vérité est bien plus pénible : parce qu'elle révèle que la société corse n'est pas/plus ce qu'on en représente. Comme toute communauté religieuse, la communauté corse a son paradis, son histoire manichéenne, sa martyrologie, sa stigmatisation... en fait, comme toute communauté, elle n'est que le nom de quelque chose.
Elle n'a aucune autre originalité que, non plus comme dirait Angelo Rinaldi « une certaine façon de siffler les chèvres » ( merci Angelo, tu peux retourner avec tes croûtons de l'Académie Française maintenant) mais bien un vague accent identitaire et un réseau social pour trouver un job dans une terre où il est fréquent de ne trouver du boulot que cinq mois par an. Comme toute communauté elle a ses patrons, ses employés, ses laissés pour compte.
En cela, il faut comprendre ce qu’est la communauté aujourd’hui, ici comme dans le reste du monde. Nous sommes dans une crise mondiale, où l’emploi se fait rare, où les salaires sont tranchés nets, que ce soit le salaire direct, ou indirect (sécu, chômage, retraite), où les prolétaires sont toujours trop nombreux, pour toujours moins d'oseille. La communauté s’attribue des prétentions millénaires, une histoire vieille comme le monde, or force est de constater qu’elle se réinvente en permanence, qu’elle intègre et exclut toujours de nouvelles personnes. Et surtout qu'elle a un rôle.
La communauté, comme la famille, sont, sous le capitalisme, des outils de gestion du trop-plein de travailleurs, de travailleuses. C’est la communauté qui gère la misère, c’est la communauté qui secoue un peu le grand sac de miettes que lui attribue la République généreuse pour redistribuer. La communauté, c’est aussi toute une partie de l’histoire du clanisme dans la diaspora corse : c’est la gestion des affaires courantes. C’est contre elle et au-delà d’elle que s’était dressé ce grand mouvement populaire des années 70 qu’ont su capitaliser les nationalistes corses. C’est enfin contre elle et au-delà d’elle que se dresseront les luttes à venir.
1; IFF: campagne "les français dehors". Stratégie menée par le FLNC dans les années 70, et dont demeurent quelques relents au détour d'un mur, d'un bâtiment publc, d'une route en Corse
2 :aidons les « notres »…avant les autres, comme ils l'ont si délicatement précisé : https://scontent-cdg2-1.xx.fbcdn.net/hphotos-xtf1/v/t1.0-9/12019785_997703080268430_706167139445358821_n.jpg?oh=9823662622d9467b08cbb1c796d41122&oe=5721D8C6
3 : pour découvrir ce charmant collectif caritatif : http://corsicapatrianostra.net/cultura/401/-aiutu-per-i-nostri-les-corses-solidaires.html
4 : http://france3-regions.francetvinfo.fr/corse/haute-corse/bastia/attentats-de-paris-rassemblement-bastia-en-hommage-aux-victimes-854143.html
5 : http://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2012/article/2012/04/24/en-corse-aussi-le-vote-frontiste-progresse_1690295_1471069.html
6 : https://twitter.com/lisulanu/status/680703326258917376/photo/1?utm_source=fb&utm_medium=fb&utm_campaign=OlivierAntonini&utm_content=680711605315846144