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Activiste féministe et LGBTI, anticapitaliste, et antiraciste, politique et syndicaliste, prof-doc en Seine-Saint-Denis

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Billet de blog 3 octobre 2016

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Safitude, bienveillance et pédagogie

Dans les espaces dédiés à la lutte contre les oppressions de genre, qu'ils soient physiques ou virtuels, le mythe de la "safitude" bat son plein. Au risque, souvent, de générer d'autres violences et d'autres exclusions.

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Génération problématique

Depuis quelques années, une nouvelle dynamique apparait dans les milieux féministes et queers et radicaux. A cette émergence générationnelle, nous y assistons avec joie, nous les "déjà anciennes", celles qui militaient avant le mouvement de soutien au mariage pour tou-te-s et les déferlements homophobes qui l'ont accompagné, celles qui se sont battues, parfois physiquement, avec les "féministes" islamophobes, et qui ont participé, à la création des premiers nouveaux collectifs, nouveaux espaces des années 2010, construits à la force de nos petites mains et de notre sueur, nous qui n'avons parfois qu'à peine 30 ans mais déjà "problématiques" , nous qui, pour beaucoup, ne nous définissons pas comme cisgenres, nous qui n'avons pas fait les bonnes études - celles de genre, de socio, ou n'importe quelle grande école, nous qui avons une fâcheuse tendance à nous référer aux bases matérielles de l'oppression, aux luttes concrètes, au lieu de nous concentrer sur des "ressentis" individuels. Nous qui regardons avec circonspection la multiplication actuelle des termes identitaires, avec cet inlassable refrain : "Ce qui me préoccupe, ce sont les violences et les discriminations auxquelles est confronté le groupe en question, ou bien comment la lutte s'organise au sein des mouvements de minorités de genre et sexuelles."

Pourtant, nous ne sommes pas par défaut hostiles aux nouveaux termes, aux nouvelles définitions. Nous en utilisons couramment dès lors qu'ils nous paraissent pertinents et utiles. Certain-e-s d'entre nous ont vécu comme une bouffée d'air frais l'émergence de la notion de trans non-binaire et s'en revendiquent désormais. D'autres (et souvent les mêmes) sont investi-e-s dans la visibilisation de certaines des identités les plus invisibilisées et stigmatisées de notre communautés : les biEs, intersexes, trans, asexuel-le-s...

Non, ce n'est ni la nouvelle dynamique, ni les nouveaux termes en tant que tels qui génèrent des tensions dans le milieu militant sur les questions de genre - surtout parisien d'ailleurs. C'est bien plutôt la façon de les aborder, de les traiter. C'est le fait de verrouiller tout échange par l'invocation du "safe", et à l'inverse de ne pas tracer de périmètre politique au nom de la "pédagogie". Alors revenons un peu sur cette polarité.

Un premier niveau de confusion : le cadre de discussion

Il existe une confusion assez troublante dans les échanges auxquels on peut assister dans les espaces physiques ou virtuels. Il s'agit de la détermination du cadre. Nous constatons que des termes comme "mouvement", "milieu", "communauté" sont souvent employés de façon indifférenciée, ce qui n'est évidemment sans poser une série de problème.Tentons quelques définitions.

Le mouvement, c'est l'ensemble des organisations et des personnes actives politiquement, qui luttent collectivement pour un même objectif. Beaucoup de gens du "milieu" ou de la "communauté" n'appartiennent pas au "mouvement" et n'ont d'ailleurs qu'une idée très floue des forces qui y coexistent et peuvent parfois s'y affronter violemment. Le mouvement est le lieu de l'élaboration politique, parfois polémique : il est sain d'y voir cohabiter des approches, analyses, stratégies différentes.

Le "milieu" serait une forme de réseau relationnel plus ou moins lâche, auquel appartiennent les personnes par leur intégration à certains espaces physiques ou virtuels, et surtout par leur identification par leurs pairs. Le milieu est une notion qui se base sur une forme de cooptation et peut devenir un enjeu de valorisation symbolique : il faut "en" être, et des rapports de pouvoir s'y jouent parfois très durement pour la reconnaissance et la domination.

La communauté est une notion bien plus large et pour tout dire assez contradictoire. On peut parler de communauté au sens du milieu ou au sens du mouvement, mais elle est censée désigner, au-delà de ces deux niveaux, l'ensemble des personnes concernées (on parlera par exemple de "communauté LGBTIQ"); repris de la logique anglo-saxonne, le terme n'est cependant pas satisfaisant puisque s'il permet de désigner l'ensemble des personnes au-delà de réseaux interpersonnels et des militant-e-s, comme lorsqu'on parle de la montée du racisme dans "la communauté", il conserve une notion de lien, comme si nous nous connaissions tou-te-s, comme si la communauté était une entité délimitable et cohérente... ce qui n'est évidemment pas le cas.

Au moins deux autres niveaux seraient à ajouter : les cadres organisés et les cadres informels et affinitaires.

Les cadres organisés renvoient aux collectifs, à certains groupes ou espaces, aux organisations, dotés d'un périmètre politique le plus souvent rédigé sous forme de charte. L'appartenance à ces cadres peut être plus ou moins souple, mais des personnes sont garantes de leur fonctionnement (instances, modération, membres adhérent-e-s...).

Les cadres informels et affinitaires sont des espaces qui parfois prétendent à l'ouverture la plus large, mais qui fonctionnent en réalité par cooptation et soutien entre pairs, potes, ami-e-s, et qui n'assument pas un cadrage politique conséquent, et où les désaccords prennent souvent très vite des formes personnelles.

Un deuxième enjeu : la bataille de la"safitude"

La notion d'espace "safe"  est la suivante  un espace où les personnes ne sont pas en danger. On peut avantageusement le traduire en français par "sécure". La safitude est en quelque sorte un Graal, un fonctionnement utopique, idéal, vers lequel tous les espaces entre oppriméEs devraient tendre. C'est particulièrement vrai des groupes et des espaces qui ne sont pas collectivement organisés autour de textes clairs de fonctionnement et de positionnements politiques. Or cela fait de nombreuses années, voire décennies, qu'un tel mythe a été démonté. Dès mai 1970, la militante féministe américaine Joreen Freeman a dénoncé l'idée que les groupes de femmes pourraient par un miracle quelconque fonctionner sans rapports de domination dans le texte "La Tyrannie de l'absence de structure".

"Des groupes non structurés peuvent être très efficaces en amenant des femmes à parler de leur vie; ils ne le sont pas beaucoup pour des réalisations concrètes. A moins de changer de mode opérationnel, des groupes connaissent des difficultés lorsque ses membres sont fatigués de 'seulement parler' et veulent faire quelque chose de plus. (...) La structure informelle n'est que très rarement assez unie ou assez proche des gens pour agir efficacement. Alors, le mouvement génère beaucoup d'émotions mais peu de résultats. Malheureusement, les conséquences de toute cette gesticulation ne sont pas aussi inoffensives que les résultats et leur victime est le mouvement lui-même."

Le moins qu'on puisse dire, c'est que cette analyse reste d'actualité...

Croire qu'il est possible d'obtenir un espace safe implique de définir bien plus précisément ce qu'on entend par ce terme. Bien sûr, il est tout ça fait possible de bannir tout propos injurieux, toute expression d'un positionnement incompatible avec les valeurs du groupe (raciste, sexiste, homophobe, transphobe, handiphobe...). Encore reste-t-il à définir à nouveau ce qu'on entend par ces oppressions, et ce qui en relève. Or à constater les débats qui font rage, il y a manifestement des désaccords politiques sur la définition des oppressions (j'y reviendrai dans un second texte). Le problème est précisément qu'aujourd'hui de nombreux espaces banissent jusqu'à la discussion sur les définitions des oppressions au prétexte de rester "safe".

Verrouiller le débat, imposer des définitions ne pose pas en soi de problème : il est tout à fait possible et légitime quand on crée un groupe de lui donner un périmètre politique et de refuser les propos qui ne s'y conforment pas. Le souci apparait lorsque les groupes se veulent justement représentatifs du "mouvement", du "milieu" ou de la "communauté" tout en refusant les débats en leur sein. Comment un "mouvement" peut-il progresser, comment serait-il possible de construire une dynamique politique en interdisant tout échange de vues, toute expression d'un désaccord?

Une autre critique qui peut être faite à de nombreux espaces se revendiquant "safe" est leur tendance à exclure les personnes "non déconstruites", c'est-à-dire à travailler à une certaine "pureté" de l'espace, ce qui permet à ses membres de s'autocongratuler tout en développant de façon spiralaire un sociolecte spécifique (c'est-à-dire un langage par lequel les personnes s'identifient et manifestent leur appartenance au groupe), qui est lui-même extrêmement excluant et rend toujours un peu plus difficile l'intégration de nouvelles personnes, quelle que soit la sincérité de ces dernières. La dimension de classe de ce sociolecte est d'ailleurs assez peu comprise : qui a le temps et les capacités de lire (souvent en anglais, et/ou dans des essais universitaires) et de comprendre toutes les références exigées pour "être safe"? Probablement plutôt les étudiant-e-s issues des classes moyennes et supérieures...

Enfin, la notion de "déconstruction", liée à celle de la "safitude" sont clairement critiquables. La "déconstruction" implique que nous aurions une pré-existence à la "construction", et que "déconstruire" nous permettra de redevenir pur-e-s et "safe". C'est une approche essentialiste - qui peut se défendre, mais à laquelle la plupart des militant-e-s sont censé-e-s justement s'opposer. Nous pouvons toutes et tous remettre en question des choses qui nous ont été inculquées, des modes de pensée oppressifs pour nous et pour les autres. Mais jamais nous ne serons "safes", jamais nous ne serons absolument parfait-e-s, incapables de faire du mal à qui que ce soit par une parole déplacée, une réaction inappropriée.

Alors la question n'est pas de façon binaire (tmtc) : cette personne est-elle safe oui ou non? Mais cette attitude constitue-t-elle une violence, et si oui quelle est la réaction appropriée?

Qu'on ne se méprenne pas, il existe dans notre milieu, dans notre communauté, des violences graves et il est hors de question de les minimiser; il ne s'agit pas non plus de les utiliser pour relativiser les micro-agressions que les un-e-s et les autres pouvons subir.

En réalité, l'enjeu est bien plutôt de savoir pourquoi nous nous réunissons, pourquoi nous échangeons, ce qui nous expose immanquablement, toutes et tous, à l'expression de désaccords, à l'utilisation de termes désagréables. Si notre objectif est uniquement le soutien moral, il est légitime de refuser le moindre terme pouvant déstabiliser la personne s'exprimant. Mais si nous prétendons à une forme quelconque d'élaboration politique, ou de construction d'un groupe inclusif, ou d'un mouvement, alors nous devons nous interroger sur les conséquences de notre refus de débattre.

Contre la "safitude" : la "pédagogie"?

On voit ainsi des espaces, des groupes, ayant fait le constat qu'un verrouillage trop important des échanges était en pratique mortifère, se qualifier d'ouverts à la pédagogie : c'est-à-dire permettant, dans un premier temps, l'expression de termes inappropriés et leur "correction" par le groupe ou les personnes mandatées pour ce faire.

Mais cette conception des échanges n'est pas sans poser de nombreux problèmes. D'abord perçue de façon très large, elle permet à n'importe qui de dire n'importe quoi, en invoquant le droit à la pédagogie. Or être un être humain décent ou réfléchir 5 minutes avant de réagir, ou encore se renseigner un minimum avant d'exiger des concerné-e-s une leçon particulière, est à la portée de tout le monde. La "pédagogie" peut ainsi paradoxalement être utilisée pour se permettre des propos peu réfléchis voire provocateurs. C'est là qu'on voit l'intérêt des chartes et autres périmètres politiques de discussions.

Ensuite, sur des propos sincères et des questions pertinentes, la pédagogie telle qu'elle est pratiquée dans la plupart des groupes fonctionne selon une approche descendante, verticale, du savoir. Je me demande ce que ça donnera dans 15 ans, quand l'écart d'âge se creusera et que ce sera des personnes bien plus âgées qui valideront ou non les propos des plus jeunes... pas sûre que ça passe. La "pédagogie" c'est bien alors une forme paternaliste, d'accompagnement vers la lumière, et non un échange égalitaire de vues, basé sur des arguments rationnels et factuels, visant la conviction et impliquant, de part et d'autre, une capacité à la remise en question.

Parce que, disons-le, si de nombreux groupes, parfois très formalisés,  ont explosé suite à des procès staliniens en "non-safitude"; d'autres qui se présentent comme "pédago" concentrent en réalité le pouvoir explicatif/de formation, et donc la domination, entre les mains d'une petite élite cooptée.

Et la bienveillance dans tout ça?

Il ne s'agit pas pour autant d'accepter tout et n'importe quoi. Bien évidemment il y a des grandes lignes qui font accord entre toutes les personnes investies dans le mouvement, dans le milieu : par exemple le droit à disposer de son corps, l'identification de la société dans laquelle nous vivons comme hétéropatriarcale, capitaliste et raciste, le refus de notions réactionnaires comme le "racisme anti-blancs" ou le "not all men"...

Par contre, il y a des thèmes qui sont clairement encore en débat, en élaboration. Et ce n'est pas grave. Certains courants féministes/LGBTIQ ont quasiment disparu, et c'est très bien, d'autres ont émergé récemment, et c'est tant mieux. La société évolue, les apports théoriques et pratiques permettent d'aller un peu plus loin, et diverses personnes explorent diverses directions. Bien sûr c'est dur parce que cela nous impacte personnellement mais comme toute discussion sociétale, puisque nous ne sommes jamais hors du système. C'est donc aussi à un niveau individuel qu'il faut déterminer à quel point nous voulons nous exposer. Il est absolument nécessaire que des espaces existent où les personnes qui le souhaitent ne subiront aucune remise en question. Il est aussi absolument nécessaire que les espaces qui se prétendent représentatifs ou ouverts à la communauté permettent à cette dernière de mûrir politiquement. Parfois, ça ne sera pas dans le sens qu'on voudrait. Parfois les désaccords seront insupportables - comme ils le sont dans les milieux féministes sur le voile. Mais si on a la préoccupation de construire les luttes, il faut en passer par là : un travail d'échanges, d'argumentations, de fragilisation, aussi.

C'est là à mon sens qu'intervient le principe de bienveillance. La bienveillance, cela signifie ne pas détruire les personnes avec lesquelles il y a des désaccords. C'est considérer que malgré tout nous partageons des oppressions communes et donc des intérêts communs et qu'il y a un enjeu à se convaincre, avec respect et politesse; à s'attaquer au fond des arguments et pas à la personne. A ne pas lancer anathèmes et généralisations, à se rappeler, que nos divisions, nos fragmentations, c'est leur victoire. Et à tenter, encore et toujours, de se comprendre : et parfois le désaccord est incompressible, et ce sera aux prochaines générations de déterminer, par la pratique, ce qui était le mieux fondé.

Par la pratique, car c'est bien là que la plupart des désaccords se résorbent ou se relativisent. Sans doute, les infinis accrochages internes au milieu seraient-ils moins récurrents et moins centraux si on se posait un peu plus la question de leurs conséquences pratiques dans les luttes. Cela signifie, évidemment, la reconstruction d'un mouvement de masse et de base. Et une telle construction est impossible sans d'une part des objectifs communs, et d'autre part, une certaine bienveillance entre nous.

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