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Activiste féministe et LGBTI, anticapitaliste, et antiraciste, politique et syndicaliste, prof-doc en Seine-Saint-Denis

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Billet de blog 17 décembre 2015

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Du continuum de la prostitution

A l'occasion de la Journée internationale pour l'élimination des violences faites aux travailleuses et travailleurs du sexe, je republie ici un texte paru en 2013. L'idée de l'existence d'un "système prostitueur" clos et autonome est devenu un élément de langage clivant dans le cadre de la polémique publique sur le travail sexuel et la prostitution, et rend utile ce rappel.

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Depuis maintenant un an et demi, le mouvement féministe est traversé par une nouvelle division, qui vient s'ajouter à celles qui l'avaient déchiré au sujet du port du voile par des femmes musulmanes.

Cette nouvelle division porte cette fois sur la question de la prostitution, ou du travail sexuel, selon le point de vue que l'on adopte.

Je ne reviendrai pas sur le fond du débat, ayant déjà longuement développé ailleurs sur la question de la répression et ce qu'elle signifie y compris pour les prostituées victimes de la traite.

Ce qui m'intéresse ici c'est ce que le débat en cours dit de l'analyse de la prostitution. Car le fait que toute une partie du mouvement se revendique abolitionniste, alors que leurs adversaires ne se revendiquent pas comme réglementaristes, montre déjà un décrochage dans la question à laquelle nous avons à répondre. Les abolitionnistes, et aux premiers rangs d'entre elles les militantes pour la pénalisation des clients, brandissent l'horreur de la prostitution forcée et réclament la fin des relations sexuelles tarifées. En face, partant d'une réalité de l'existence de ce travail, et pour certaines lui reconnaissant une utilité sociale, les militantes cherchent à ménager un espace entre la prostitution forcée – dont elles veulent évidemment également la disparition – et la définition de toute relation sexuelle tarifée comme une violence, ce qui invisibilise les « autres » violences faites aux prostituées et aux travailleuses du sexe, en premier lieu le viol. Considérer qu'une relation sexuelle tarifée ne peut être consentie a en effet pour corollaire le fait qu'une prostituée est toujours  violée, et que les viols par les clients ne peuvent être reconnus comme tels.

C'est en partant de ce paradoxe (car il est évident que personne chez les abolitionnistes ne cherche à nier la réalité des viols de prostituées) que je pense important de développer ce qu'est une relation sexuelle tarifée.

Dans la société actuelle, la réalité crue est que les relations sexuelles rémunérées sont monnaie courante, si ce n'est la norme. Il y a bien sûr une différence entre d'une part théoriser un rapport direct entre un acte sexuel et un tarif fixe, et d'autre part l'entourer d'un flou artistique, de considérations romantiques, ou de réglementations matrimoniales.

Il n'en reste pas moins que dans la société actuelle, l'accès à la sexualité est considérée comme conditionné pour les hommes à leur capacité à faire des cadeaux, inviter, entretenir une femme, et pour une femme, avant de se livrer à des activités sexuelles, il faut que l'homme ait montré son désir et sa considération par des dépenses particulières. Il y a de fait une corrélation établie couramment entre la valeur des cadeaux qu'un homme fait à une femme, et la valeur de cette dernière ; pire, entre le prix de ces cadeaux et le service sexuel que la femme a à fournir en échange.

Il s'agit bien d'une forme de monétarisation, de rémunération de l'acte sexuel.

Ceci est d'autant plus malsain qu'il s'agit de nier complètement le désir de la femme, qui doit être conquise ou achetée, mais qui ne saurait avoir d'elle-même envie de l'acte au point de ne pas attendre ces pré-requis. Une femme qui agit ainsi est de fait dévalorisée socialement, considérée comme une « fille facile » ; facile au sens où il n'y a pas d'efforts à fournir pour y accéder.

Il y a certes une simplification à l'extrême de ce système dans la prostitution de rue ou de de bordel ; mais la logique à l’œuvre est bien la même. Il y a un continuum dans le fait d'offrir le restaurant à une femme pour coucher avec et le fait de lui donner directement (ou à son mac, ce que les clients font le plus souvent semblant d'ignorer) de l'argent dans le même but.

Il ne suffit donc pas de considérer que les prostituées sont inscrites dans un « système prostitutionnel » clos et autonome, en signalant ça et là ses liens avec le capitalisme et le patriarcat. Il s'agit de constater que la logique prostitutionnelle est omniprésente dans la société et que s'attaquer à sa partie la plus violente et la plus choquante moralement est certes nécessaire mais ne l'enrayera pas.

Notons par exemple que prendre en compte dans la critique du concept de « travail sexuel » la notion d'intimité, de pudeur, pour estimer qu'il ne s'agit pas d'un travail « comme un autre » est un critère faussé, car le corps des femmes est toujours déjà à disposition des hommes ; les agressions sexuelles sont innombrables, et souvent même pas reconnues comme telles par les victimes, éduquées à accepter les tripotages depuis l'enfance. La frontière n'est jamais nette entre le public et le privé quant on en vient au corps des femmes, même pour ce qui est des contacts physiques. L'intimité n'existe tout simplement pas pour les femmes.

La prostitution domestique, quand monsieur gagne davantage que madame, lui fait parfois des cadeaux, ou simplement attire son attention sur le meilleur niveau de vie qu'il lui offre, et que celle-ci se sent obligée de se soumettre à des relations sexuelles non consenties, comme s'il s'agissait d'une monnaie d'échange, est derrière bien des portes.

Les jeunes filles qui se voient offrir le restaurant, un bouquet, un bijou coûteux, et qui n'osent plus refuser, parce que l'homme a ainsi démontré sa sincérité et son sérieux, son désir et, plus que tout, « fait sa part » sont légion, et elles renvoient à ce schéma très simple : l'homme paye, la femme s'allonge.

Dans cette perspective, parler de « travail sexuel » prend un autre sens ; le sexe est en effet dans bien des foyers, une tâche à  laquelle la femme se livre sans désir, mais par obligation plus ou moins morale. On peut faire le parallèle avec les tâches ménagères et estimer que le « travail sexuel » rejoint alors le travail ménager, et la rémunération des prostituées soulèverait si on était cohérentes la question de la rémunération des tâches sexuelles non désirées des femmes, comme la rémunération des femmes de ménage soulève celle du travail ménager domestique.

Évidemment, il ne s'agit pas ici de dire que c'est ce qu'entendent les militantes qui emploient le terme « travail sexuel », ni qu'il serait souhaitable que les maris aient un chéquier emploi-service sur la table de chevet.

Ceci a pour but de démontrer qu'il est urgent d'en finir d'une part avec le manque d'autonomie économique des femmes, qui se retrouvent dans cette situation dans leur foyer ou dans la rue. Mais aussi que toute la question de la libération de la sexualité des femmes est centrale pour avancer réellement dans la fin du continuum des relations sexuelles rémunérées.

L'idéologie qui associe la valeur d'une femme aux sommes dépensées pour elle est aussi à combattre violemment. Les hommes doivent eux-mêmes être éduqués à comprendre que tout n'est pas à vendre, tout n'est pas à acheter.

Mais surtout, il faut enclencher une vraie réflexion sur le « besoin sexuel » qui est présenté comme insoutenable chez les hommes et quasi inexistant chez les femmes. Car c'est au titre de ce « besoin sexuel » que sont socialement considérés avec indulgence la prostitution privée et de rue, mais aussi les agressions sexuelles et le viol.

Faut-il considérer qu'il s'agit d'une fumisterie visant à dédouaner toutes les violences masculines ? Faut-il le revendiquer pour les femmes ?

La frontière est peut-être justement au niveau de la violence : établir qu'il existe un besoin sexuel universel peut permettre de décloisonner les sexualités et les formes de conjugalités, autant pour les femmes que pour les hommes. Mais dans le même temps, il faut mettre au premier plan non le principe de relation sexuelle consentie (qui peut inclure la rémunération et laisse intacts les rapports de pouvoir) mais celui de relation sexuelle désirée explicitement. Au-delà, il s'agit d'une agression.

L'autonomie économique des femmes ferait alors le reste en termes de disparition de la prostitution.

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