J'appelle le « point Thatcher » cet argument incroyablement usité dans les discussions sur le féminisme, qui consiste à prendre l'exemple d'une femme réactionnaire pour disqualifier la notion d'intérêts communs entre les femmes comme groupe social. Le nom vient bien évidemment d'une figure honnie à l'extrême-gauche, d'où sa puissance rhétorique. Mais le « point Thatcher » peut aussi être utilisé avec Angela Merkel, Laurence Parisot, Christine Lagarde, Michelle Alliot-Marie, Dilma Roussef... et bien d'autres encore.
Pourtant cet argument rhétorique est inopérant, et ceci à plusieurs niveaux. En effet, son efficacité apparente provient de la confusion entre plusieurs assertions bien différentes, et donc à un syllogisme bancal :
- il y a des femmes qui appartiennent à la classe bourgeoise et/ou qui en défendent les intérêts
- en défendant ces intérêts, elles nuisent aux femmes en général
- puisque ces femmes nuisent à d'autres femmes, cela prouve qu'il n'y a pas d'intérêts communs entre toutes les femmes (et en particulier entre les femmes de la bourgeoisie et les femmes de la classe ouvrière)
Répondons donc point par point en reprenant le raisonnement par l'absurde (mais pas tant que ça) :
- s'il y a des divergences d'intérêts sur certains points, alors il n'y a aucun intérêt commun : cela signifie qu'il n'y a aucun intérêt commun au sein de la classe ouvrière entre les hommes et les femmes, les blanc-he-s et les non-blanc-he-s, les hétéros et les homosexuel-le-s... puisqu'il y a privilèges, dominations, intérêts matériels d'un côté et pas de l'autre, ce raisonnement conduit à une fragmentation totale de la classe ouvrière (et on ne voudrait pas ça, tout de même?)
- si certain-e-s membres de groupes sociaux prennent des positions contre les intérêts de leur propre groupe, cela signifie que ces intérêts communs n'existent pas. Alors toutes les trahisons de classes, de la bureaucratie ouvrière au fascisme, signifierait que la classe ouvrière n'a pas d'intérêt commun. En fait, on a répondu à cela depuis longtemps ; cela s'appelle les trahisons individuelles pour cause d'intérêts matériels à court terme, ou l'aliénation, ou l'absence de conscience de classe. Pourquoi ces explications ne vaudraient-elles pas pour les « trahisons de genre » ?
- les bourgeoises ont des intérêts matériels que n'ont pas les femmes de la classe ouvrière, donc elles ne sont pas opprimées. Cela mérite de s'y attarder. Cet argument est ce qu'on peut qualifier d'économiste. Il suppose que l'ensemble des processus d'oppression et d'exploitation passent par le champ économique, et même monétaire. Or ce n'est pas là que réside l'oppression et l'exploitation spécifiques des femmes.
#YesAllWomen
En effet, l'oppression commune de toutes les femmes du monde, au-delà des divergences de classes, de races, d'orientation sexuelle, d'assignation de genre, de situation de handicap... repose sur l'appropriation du corps et du travail des femmes. Oui, même les femmes de la classe bourgeoise peuvent être harcelées, agressées, violées, battues. Oui, même elles assument une part du travail ménager supérieure à celle de leur compagnon – les études montrent que le recours à des domestiques réduit davantage la part de l'homme que celle de la femme. Ceci, c'est notre oppression commune, au-delà de toutes les divergences et de toutes les intersections d'oppression : au-delà même de la dimension économique, qui est une réalité pour la quasi-totalité des femmes.
Car le plus gros problème du « point Thatcher », c'est d'être en réalité l'arbre qui cache la forêt. Des femmes en position de domination économique et politique, aujourd'hui dans le monde, c'est une poignée. Des femmes qui possèdent les moyens de production, c'est une proportion infime de la population féminine mondiale. Les femmes, à l'échelle mondiale, possèdent 10% des ressources. Cela signifie que la classe bourgeoise, au sens structurel du terme, est d'abord une classe masculine. Ne brandissons pas les exceptions pour affaiblir la lutte des femmes, qui est aussi, massivement, une lutte de classes. Mais ne doit pas y être réduite.