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Billet de blog 10 mars 2021

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Lettre d'une femme trans travailleuse du sexe à ses allié·e·s cisgenres

Le 7 mars, des affrontements entre antifascistes et groupes abolitionnistes transphobes ont eu lieu lors d'un rassemblement féministe à Paris. Une vidéo montre une personne jeter un oeuf sur Marguerite Stern, visage du militantisme transmisogyne et putophobe français. Alex, femme trans travailleuse du sexe, a rédigé un texte à destination des personnes allié·es ayant pris part à cette altercation.

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Chèr·e allié·e cis,

Laisse Marguerite Stern tranquille.

Je suis une meuf trans, je suis travailleuse du sexe, et je demande à nos allié·es cis et civiles [qui ne sont pas TDS] de laisser Marguerite Stern tranquille. Pas parce qu’elle est pertinente, pas parce qu’elle a des choses intéressantes à dire, pas parce qu’elle ne mériterait pas de se prendre un œuf. Mais parce que vos insultes, vos récriminations et vos actes ne font qu’aggraver le problème, et que ce n’est pas vous qui en assumez les conséquences.


Évidement, Marguerite Stern n’est que la figure médiatique déclinée en version jeune et « radicale » (en façade) d’une ligne politique qui se veut féministe et dont le fond de commerce consiste principalement à défendre ses propres privilèges au sein du mouvement féministe. Des femmes blanches, cis et plutôt aisées, qui ne comprennent pas que leurs privilèges de race et de classe en fond des alliées de l’ordre économique, sexuel et racial. Marguerite Stern n’est que la porte parole bruyante de cette branche du féminisme qui craint trop de perdre ses privilèges pour remettre en cause l’ordre établi, aussi radical que le discours puisse paraître. D’autres féministes bien plus pertinentes que moi ont déjà démontré l’impasse de ce système de pensée (de bell hooks à Natalie Wynn).


Mais pourquoi alors la laisser tranquille ? Pourquoi ne pas continuer à l’attaquer, partout où elle se pointe, à l’insulter quand elle ose venir parler de ce qu’elle ne connaît pas, à faire des doigts derrière elle quand elle tente de prendre une photo, à arracher ses pancartes ou à lui lancer des œufs au visage ?


Reprenons en amont : si Marguerite Stern n’est qu’une des figures médiatiques d’une branche putophobe, transphobe (oui, appelons un chat un chat, Marguerite n’est pas une TERF ou une SWERF, acronymes qui n’ont pour effet concret que de noyer les gens extérieurs à nos luttes dans un jargon incompréhensible sans rajouter le moindre élément pertinent d’analyse politique de son discours), raciste et bourgeoise du féminisme, qui sont les autres femmes qui l’accompagnent ? Je les diviserais en trois groupes.


D’abord, les bourgeoises. Des femmes qui ont une place, une assise, des privilèges certains, et qui savent (même inconsciemment) qu’elle ne doivent tout cela qu’à leur soutien à l’ordre établi. Anne Hidalgo, Marlène Schiappa, Élisabeth Levy ou Natacha Poloni, toutes ces femmes qui jouent à s’opposer sur l’échiquier politique (Marguerite Stern serait probablement horrifiée d’être associée à certaines d’entre
elles) mais qui ne sont chacune que des avatars de la bourgeoisie qu’elles défendent. Qui prétendent lutter pour le féminisme mais qui auraient en vérité tout à perdre à sa mise en place effective.
A ces femmes-là, je n’ai plus rien à dire. Je sais ce qu’elles nous ont fait, ce qu’elle nous font, et nous nous assurerons que leurs actes ne soient pas oubliés. L’histoire retiendra Schiappa comme la ministre qui a laissé les putes crever de faim et retourner au tapin pendant le confinement, en refusant de financer des distributions de colis alimentaires avec les fonds alloués à l’aide aux prostituées.


Ensuite, les survivantes. Des femmes marquées par les violences, que notre société, que nous avons abandonnées à leur sort et qui trouvent enfin une oreille attentive, une écoute compatissante et une voie d’engagement pour un changement. Je suis toujours atterrée (mais pas surprise) du nombre de militantes qui datent leur engagement (par exemple au sein d’OLF) à la prise de conscience des violences qu’elles avaient subies.
Et qui suis-je pour leur reprocher d’avoir trouvés chez ces féministes transphobes et putophobes ce que nous, collectivement, n’avons pas su leur apporter ? Que leurs traumatismes les conduisent à se réfugier dans une peur (au sens strict) des meufs trans et des putes, qui ne seraient dans leur vision qu’un avatar du patriarcat qui les a meurtries, je le comprends. Cela me blesse, cela m’attriste, cela me met en rage qu’une fois encore nous nous battions les un·es contre les autres, cela me met parfois en colère contre elles, mais au final, je le comprends.
A ces femmes, je n’ai que trois choses à dire : je vous vois, je vous crois, je vous soutiens.

Enfin, les nouvelles. Ces femmes jeunes, débordantes d’énergie, révoltées, qui dès qu’elles prennent conscience du système dans lequel elles vivent, veulent s’engager pour le changer. Et qui tombent d’abord sur OLF, sur Femen, avec leur discours simpliste : le problème dans le féminisme, ce sont les putes qui ne comprennent pas qu’elles soutiennent les oppresseurs, et les meufs trans qui gangrènent nos mouvements. A celles-là, j’ai tant de choses à dire, tant de lectures à conseiller, tant de discussions à mener. Le féminisme est un mouvement infiniment plus vaste, plus enthousiasmant et plus riche que la version sclérosée et appauvrie qu’on vous a vendue.


Évidemment, ces trois catégories ne sont pas cloisonnées et je pense sincèrement que chacune des féministes de ces mouvements putophobes et transphobes relèvent de plusieurs de ces catégories à la fois. Toutes ont des privilèges à défendre, beaucoup sont arrivées récemment dans la lutte féministe et presque toutes ont vécu des violences sexistes. Écoutez donc la véhémence avec laquelle des bourgeoises établies défendent le droit à importuner aux micros des radios et dites moi si dans leurs silences, vous ne les entendez jamais tenter de nier les violences qu’elles ont elles-même subies. Le nombre de violences sexuelles est bien trop important pour que l’on puisse imaginer que certain·es y échappent.


Mais si nous nous basons sur ces groupes, alors répondez-moi : à qui vous adressez-vous en lançant un œuf ? Croyez-vous qu’une survivante pourra ainsi comprendre qu’elle accuse ses partenaires de malheur ? Croyez-vous qu’une nouvelle y verra une incitation à ouvrir son horizon de lutte ? Croyez-vous qu’une bourgeoise acceptera alors de lutter contre ses propres privilèges ?


Le lancer d’œuf ne sert qu’à assouvir notre propre volonté de vengeance. J’imagine très bien la joie cruelle que l’on ressent à voir le visage d’un adversaire politique maculé d’œuf, la même que me procurent les vidéos d’enfarinage et d’entartrage des personnages politiques. Mais politiquement, ça n’apporte rien. L’entartrage en règle qu’a subi Nicolas Sarkozy au Parlement Européen en 1997 (une vingtaine de
personnes dans tout le bâtiment se relayant jusqu’à le forcer à partir) l’a-t-il empêché de devenir ensuite ministre et président ?


Pire, cela empire la situation. Car une bonne partie de la réflexion politique de Marguerite Stern repose sur une rhétorique victimaire. Elle se présente comme une victime attaquée par les branches queer et trans du féminisme, pour justifier sans l’argumenter sa vision politique réactionnaire. Marguerite Stern prétend être une martyre de la Vérité, et chaque attaque qui ne se situe pas sur le plan politique la conforte dans sa position, la valide dans son argumentation foireuse.


Lorsque tu balances un œuf à la face de Marguerite Stern, cher·e allié·e cis, tu lui donnes une autre occasion d’aller en parler dans des médias où elle pourra se répandre sur ces attaques. Et qui accuse-t-elle ? Les femmes trans, les travailleuses du sexe, et leurs associations (le Strass, Syndicat du Travail Sexuel en premier). En lui lançant un œuf au visage, cher·e allié·e cis, tu lui files une pierre qu’elle s’empressera ensuite de nous jeter à la figure, nous femmes trans, travailleuses du sexe. Marguerite Stern gagnera toujours sur le plan médiatique, parce qu’elle a les réseaux et connexions nécessaires, et qu’elle produit un contenu qui plaît, puisqu’il fait vendre : du drama et des images. L’inviter à parler de sa dernière altercation filmée sera toujours bien plus vendeur que d’écouter n’importe quelle autrice féministe présenter un livre.


Évitons donc de lui donner d’autres raisons de pleurnicher et attaquons-là sur ses idées. Son discours politique est pauvre, bancal, incohérent, et il ne tient plus lorsqu’il est révélé et décortiqué. Attaquez Marguerite Stern sur ce plan-là. Pour le reste, ignorez-là, elle ne mérite rien de plus.


Et puis au final, est-ce que ce lancer d’œuf ne te sert pas juste aussi à te déculpabiliser, te dire que tu fais « ta part du combat » ? Les femmes trans, les putes et les putes trans n’ont pas besoin que tu lances des œufs. Elles ont besoin d’argent, d’appuis politiques, d’accès à la santé et de sécurité physique. Donne aux associations qui les soutiennent, milite avec elles, viens lors des rassemblements de commémoration de nos mort·es ou aux manifs pour nos droits.


En décembre 2019 nous n’étions même pas une cinquantaine devant le Panthéon à égrener les noms des TDS tuées cette année et à demander le retrait de la loi Avia. J’aurais préféré t’y voir que te voir lancer un œuf.

Alex

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