Si on a pu croire quelques temps que le chemin vers la sortie de la crise passait par la relance de la demande intérieure dans les pays où elle faisait défaut (l’exemple typique étant la chine, son taux d’épargne exceptionnellement élevé et le déséquilibre de sa balance des transactions courantes, notamment vis-à-vis des Etats-Unis, en témoignent) et par l’encouragement de l’épargne dans les pays surendettés (Etats-unis, Grande bretagne…), cette solution simpliste paraît aujourd’hui insuffisante.
L’arrogant mais néanmoins brillant conseiller économique de la Maison Blanche, Lawrence Summers, a définitivement enterré les espoirs reposant sur un scénario de sortie de crise « a minima », qui pourrait se résumer en deux points : la réforme du système financier international (nous éviterons d’utiliser le mot « moralisation », bien qu’il soit très à la mode en ce moment, car il est totalement inapproprié et ne peut en aucune façon s’appliquer à un simple marché où se rencontrent et s’ajustent mécaniquement la demande et l’offre de capitaux), et la correction des déséquilibres persistants entre les lieux de production des biens (Chine, Inde…) et les consommateurs finaux (Etats-Unis, Europe, pays développés). Ce scénario avait pourtant l’avantage de la clarté : il suffirait aux banquiers de faire leur mea culpa, de quelques punitions exemplaires pour apaiser la frustration de l’opinion publique, et d’inciter ceux qui ne consomment pas assez à dépenser davantage et ceux qui n’épargnent pas suffisamment à mettre de l’argent de côté. Or, dans un entretien publié le 8 mars dans le financial Times, Summers souligne qu’ « aucune région de la planète ne devrait réduire sa contribution à la demande mondiale. Le nouvel ordre du jour, c’est celui d’une demande universelle. »
On connaissait le débat sur « l’universalité des droits de l’Homme », voici qu’avec la « consommation universelle » on nous assène une nouvelle responsabilité (devrais-je dire un nouveau fardeau ?) : il ne s’agit plus de conditionner le bien-être (lié, selon la théorie économique, à nos préférences individuelles et au niveau de consommation que notre budget nous permet d’atteindre) à une croissance économique raisonnable. La logique est ici inversée et pointe la perversité du système que nous n’avons pas su contrôler : il faut consommer pour que l’économie ne s’effondre pas et rétablir une croissance « raisonnable ». Le consumérisme autoentretenu a toujours été le pilier d’un système économique qui a, on aurait tort de le nier, permis de sortir des millions de gens de la pauvreté extrême dans le monde (même si les couts supportés par d’autres ont été lourds, le bénéfice global tiré de la mondialisation semble important). L’avènement et la propagation de l’American way of life, accompagné de l’émergence dans la sphère politique d’un sujet se définissant de plus en plus par ses préférences de consommation plutôt que par ses idées politiques ou philosophiques, a marqué une phase de la mondialisation qui a profondément transformé les structures économiques du début du 20e siècle. Or, ces transformations macroéconomiques n’ont pas été sans modifier les attitudes et les comportements individuels (nous avons déjà abordé la question de l’intériorisation des réflexes et des attitudes issus du champ économique par les individus/consommateurs/citoyens, ainsi que les effets néfastes engendrés par la perméabilité du champ politique aux influences de la sphère économique et financière) : le système nous a d’abord offert de consommer plus (c’est ainsi qu’historiquement, les risques de famines à grande échelle ont été pratiquement éradiquées), puis mieux (les progrès de la technologie et des sciences on amélioré la qualité des biens disponibles dans de nombreux domaines, et le cout d’accès à ceux-ci a diminué à mesure que des mécanismes de production plus efficaces étaient inventés). A nous d’arbitrer, selon nos préférences, entre les possibilités qui nous sont offertes, notre choix étant uniquement contraint par le niveau de notre revenu.
La thèse que je souhaite proposer ici repose sur l’idée que, si on a pu distinguer dans les 15/20 dernières années une tendance au retour du politique (au sens de la prise en compte du « bien public » dans les délibérations individuelles et collectives menant à des choix et se traduisant en actions) dans le domaine de la décision économique individuelle (et, par là, collective), la crise met en évidence le défaut principal d’un système qui s’est exagérément développé sur un consumérisme purement quantitatif et autoentretenu, à tel point que la survie même du système semble désormais dépendre de la persistance de cette tendance, et qu’un rééquilibrage au profit du politique (notamment à travers une régulation appropriée) paraît difficilement à même d’enrayer cette fuite en avant. Il semblerait donc que nous soyons confrontés à deux chemins possibles : la poursuite de la tendance que j’ai décrite, ce qui impliquerait nécessairement de repenser la logique interne du système économique actuel (voie qui peut sembler, j’en conviens, extrêmement risquée dont l’issue paraît incertaine), ou le sauvetage d’un système économique (dont on ne soutiendra pas qu’il est fondamentalement mauvais, mais qu’il a en quelques sortes été perverti au cours des années écoulées) dont les coûts et les bénéfices doivent être pesés.
Les années récentes ont été marquées par l’avènement de nouveaux modes de consommation privilégiant la qualité des produits et intégrant d’autres critères de choix que le prix ou la qualité, tels que l’impact écologique etc. Les changements des modes de consommation traduisent non seulement un changement dans les possibilités qui sont offertes au plus grand nombre, mais également une modification plus ou moins marquée des préférences de chacun induite par une prise de conscience d’enjeux situés au-delà de la seule sphère du marché. Ils traduisent, semble-t-il, le retour de la politique dans l’économie, dans le sens que les choix économiques des agents peuvent se nourrir de considérations autres que la maximisation du profit ou de l’utilité des agents (ou des entreprises) sous contrainte de budget et de temps.
Mais l’appel désespéré de Lawrence Summers est clair : « la demande universelle » est la nouvelle ligne de vie d’une humanité tenue de consommer plus. Cet appel pointe les contradictions internes fondamentales d’un système qui nie ses propres principes fondateurs : les choix des agents, en théorie économique, dépendent de leurs préférences (notamment, ils réalisent un arbitrage entre épargne et consommation en fonction de leurs préférences individuelles pour le présent ou le futur) et du revenu dont ils disposent (l’emprunt massif a toutefois permis de relâcher cette contrainte, avec les conséquences que l’on sait). Or, pour sauver le système, il s’agit d’oublier qu’en temps de crise, les agents ont tendance à épargner davantage pour faire face aux difficultés à venir (réduisant ainsi mécaniquement le niveau de leur consommation). Mais il faut également nier l’évidence selon laquelle, quand le revenu diminue (conséquence de la crise économique), un individu consomme moins. Encourager à consommer (et donc à emprunter, il s’agit là d’un cercle vicieux), si c’est indéniablement la seule voie connue à ce jour pour sauver le système économique et financier (dont on sait que, de fait, le total des pertes réalisées par les banques dépassant de loin leur niveau collectif de provisions de capitaux, il est de fait en faillite et ne tient que grâce aux aides des Etats), c’est également reconnaître que le système ne marche pas, et qu’il lui faut trahir ses propres principes pour survivre.