Selon François Bayrou (interview donnée le 12 janvier, Talk-show Orange/ Le Figaro), « la France demande autre chose que le capitalisme comme référence et comme projet de société ». Il propose une alternative, face à un président de la République qui s’évertue à concilier (au prix de force contorsions sémantiques) un fond de convictions libérales avec les apparences, les accents et la virulence de propos altermondialistes dignes de l’extrême gauche française. Cet autre projet, « qui prendrait en charge l’économie d’initiative et la nécessité que personne, dans notre société, ne reste au bord de la route », François Bayrou l’a pompeusement qualifié d’« humaniste ».
Formule brève et consensuelle, certes, mais qui mérite plus ample réflexion si on souhaite en évaluer la pertinence. En effet, si la conception sarkozyste du capitalisme est critiquable sur bien des points, il n’en reste pas moins que le projet Bayrouiste, qui prétend se substituer au capitalisme, a toutes les apparences de la coquille vide, voire de l’imposture.
Revenons à des définitions simples. Le capitalisme est « un système économique et social se caractérisant par la propriété privée des moyens de production, la recherche du profit, la liberté des échanges économiques, la possibilité d’échanger et d’accumuler le capital, et la rémunération du travail par un salaire ». L’humanisme est « un ensemble de philosophies portant sur l'éthique qui affirment la dignité et la valeur de tous les individus, fondée sur la capacité de déterminer le bien et le mal par le recours à des qualités humaines universelles — en particulier la rationalité. L'humanisme implique un engagement à la recherche de la vérité et de la moralité par l'intermédiaire des moyens humains, en particulier les sciences, en solidarité avec l'humanité. Il consiste à valoriser l’Homme, à le placer au centre de son univers ».
On ne peut progresser plus avant dans la compréhension des propos du président du Modem que si on se base sur l’hypothèse (qui semble être celle que François Bayrou prête à Nicolas Sarkozy), que le capitalisme peut être élevé au rang de philosophie, au même titre que l’humanisme (ce qui est la condition première de toute comparaison entre les deux termes). Le problème semble ici évident : nous nous retrouvons dans une impasse conceptuelle.
Prenons les choses autrement, et partons de la définition du projet de société de Bayrou : soutenir « l’économie d’initiative » renvoie (assez vaguement, il est vrai) à encourager un esprit d’entreprise qui se trouve au cœur du système capitaliste. La spécificité du projet est qu’il prétend dans un même temps assurer que « personne, dans notre société, ne reste au bord de la route ». Peut-on en conclure que Monsieur Bayrou propose là une véritable alternative au « projet de société capitaliste », dès lors qu’il inclut et cautionne l’économie de marché ? Plutôt qu’une véritable alternative, il semblerait que le projet humaniste ne soit donc qu’une coquille vide usurpant au socialisme des valeurs fondamentales (telles que la solidarité) et au capitalisme le moyen efficace d’organiser les échanges entre les individus d’une société.
Faut-il, pour la simple raison que cette nouveauté n’en est pas une, et simplement parce que le mot qui la désigne est totalement inapproprié, rejeter l’idée qu’une société puisse valoriser la solidarité tout en conservant une économie performante ? Absolument pas, et c’est bien l’avis de Jean-Paul Fitoussi lorsqu’il défend le concept (dont il est l’inventeur) de « démocratie de marché ». Selon lui, la société française (ainsi que de nombreuses autres démocraties) est soumise à deux forces antagonistes. D'un côté se trouve le marché, régi par le principe du suffrage censitaire, où l'appropriation des biens est proportionnelle aux ressources de chacun, et de l'autre la démocratie régie par le suffrage universel (chaque citoyen possédant une voix, indépendamment de sa richesse).
Nous avons donc une interaction permanente entre individualisme et inégalité d’une part, et espace public et égalité de l’autre. Il s’agit dès lors de trouver un équilibre social tenant compte des rapports de force entre individualisme (recherche du profit personnel, moteur premier de l’économie de marché) et égalitarisme (pressions en faveur d’une redistribution des richesses), et ce à travers le dialogue et la délibération publique permis dans le cadre d’institutions démocratiques.
Si le capitalisme n’empêche pas l’exclusion du plus faible, c’est bien parce qu’il existe des mécanismes démocratiques permettant aux pressions redistributives de s’exprimer (et d’apaiser ainsi les conflits sociaux) qu’il peut être légitimé. En retour, le capitalisme fournit des incitations efficaces (à travers la rémunération de l’innovation et l’encouragement de l’esprit d’entreprise) pour favoriser un accroissement des richesses produites au sein de la société.
En conclusion, le raisonnement de Jean-Paul Fitoussi avance que « le système d’équité que fournit le marché ne peut être que partiel et doit être manipulable par la démocratie, car c’est son acceptabilité, et donc la survie du régime politique, qui est en cause ». On retrouve là le refus de l’exclusion cher à François Bayrou, ainsi que son cautionnement implicite (mais habilement caché) de l’économie de marché. Un projet tout à fait louable, encore faudrait-il qu’il porte un nom plus approprié et qu’il soit explicité plus clairement.
Voir l’article de Jean-Paul Fitoussi sur la « démocratie de marché » (http://www.ofce.sciences-po.fr/fitoussi/articles/democratie.html), et l’interview de François Bayrou sur le site du Figaro (http://www.lefigaro.fr/le-talk/2009/01/12/01021-20090112ARTFIG00557-reforme-des-lycees-bayrou-repond-a-sarkozy-.php).