Une étude publiée récemment par « The Lancet », un journal médical indépendant, relance les débats sur les conséquences économiques et sociales de la « thérapie de choc » en Russie (les auteurs de cette étude sont David Stuckler de l’Université d’Oxford, Lawrence King de l’Université de Cambridge et Martin McKee de la London School of Hygiene and Tropical Medicine). Elle semble indiquer que la « thérapie de choc » infligée à l’économie de certains pays de l’Est suite à la chute de l'URSS a provoqué un accroissement du taux de mortalité en Russie de 13% (plus de trois millions de russes seraient morts durant cette période, selon les Nations Unies). L’espérance de vie en Russie aurait diminué de 5 ans entre 1991 et 1994.
Quelques rappels historiques :
Au début des années 1990, encouragés par le « succès éclatant » de la transition économique accomplie en Pologne, l’ex-URSS et d’autres pays du bloc de l’est ont engagé une transition rapide et brutale destinée à les « convertir » au système capitaliste d’économie de marché. Les conseillers occidentaux ont préconisé une privatisation rapide et généralisée des industries jusque-là détenues par l’Etat pour « sortir l’économie communiste de sa léthargie ». En l’espace de deux ans, les entreprises d’Etat ont été massivement cédées à des entrepreneurs privés, les contrôles des prix et les subventions supprimés, et l’on a laissé flotter la monnaie librement (plus de contrôle des taux de change). Alors que Boris Eltsine s’attendait à des résultats rapides et miraculeux, la conversion se révéla très loin d’être indolore et la croissance ne reprit pas avant des années.
La transition, quand elle a eu lieu, ne s’est pas effectuée au même rythme pour tous les pays de l’ex-URSS, ce qui explique que les taux de mortalité n’ont pas augmenté dans les mêmes proportions dans chacun d’eux. Ainsi, l’augmentation du taux de moralité des populations serait liée avant tout à une augmentation spectaculaire du taux de chômage dans les pays ayant subi une conversion brutale à l’économie de marché. Les travailleurs, en perdant leur emploi, ont aussi massivement perdu leur accès aux soins et au logement (comme l’a souligné J. Stiglitz lors d’un colloque en novembre 2008, une situation similaire est à craindre aux Etats-Unis aujourd’hui si les mesures nécessaires ne sont pas prises rapidement pour que les plus pauvres, qui sont aussi les plus menacés par les licenciements massifs, puissent conserver leur logement).
Cette étude porte un nouveau coup au principal défenseur de la thérapie de choc, Jeffrey Sachs (qui a publié récemment un essai intitulé « The End of poverty », préfacée par le chanteur Bono, et dans lequel il explique son approche de l’économie du développement), qui exerçait durant cette période une fonction de conseiller économique spécial auprès des dirigeants de nombreux pays d’ex-URSS (Pologne, République Tchèque, Slovénie, Russie…). La thérapie désigne le processus de transition de l’organisation centralisée des échanges vers une économie de marché pour mettre fin au fléau de l’hyperinflation et de la pénurie. Afin de réduire l’inflation, de freiner la dépréciation des taux de change, de mettre fin à l’augmentation de la dette publique engendrée par les déficits budgétaires et d’enrayer le déclin de la production, une politique monétaire restrictive (c’est à dire restreignant le crédit accordé par les banques) devait être accompagnée d’une augmentation des taxes et d’une suppression des subventions accordées par l’Etat aux entreprises.
Ce n’est certes pas la première fois que les effets dévastateurs de la thérapie de choc sont soulignés, mais on peut admirer la constance avec laquelle Jeffrey Sachs, reconverti depuis en grand gourou de l’économie du développement prêchant pour une aide massive aux pays pauvres, soutient le bien fondé de ses recommandations de l’époque. L’intéressé aurait déclaré que les résultats de l’étude publiée par « The Lancet » sont « complètement faux », et que les statistiques en question n’avaient aucun lien avec la rapidité de la transition qu’il a préconisée. Il rejette la responsabilité de l’échec des mesures appliquées à l’économie Russe et de l’augmentation du taux de mortalité sur le gouvernement américain et les pays occidentaux, qui n’auraient pas fourni à l’URSS les moyens financiers nécessaires pour soutenir le processus de transition, ainsi que sur le régime alimentaire déplorable des russes (qui se serait dégradé depuis le début des années 1960).
Quelles que soient la bonne foi de Sachs et la valeur des arguments qu’il avance (il soutient que les échecs de la thérapie de choc sont dus à l’impossibilité d’appliquer ses recommandations dans leur totalité ou au manque de volonté et de fermeté des dirigeants chargés de mettre en œuvre les mesures prescrites), l’étude portant sur le taux de mortalité en Russie ne vient que renforcer la position des partisans d’une approche plus « graduelle » de la transition économique.
Parmi eux, J. Stiglitz insiste sur le fait que les pays ayant eu le mieux réussi leur transition sont ceux qui ne se sont pas simplement contentés de privatiser les entreprises du secteur public brutalement, comme le préconisait Sachs. Au contraire, ils ont mis l’accent sur la création d’emplois et de nouvelles entreprises, ainsi que l’amélioration de la productivité par un emploi plus efficace de leurs ressources. Or s’il n’y a pas d’offre de financement (crédits), créer une entreprise ou investir dans une activité quelconque est impossible. Il faut donc que les taux d’intérêt soient suffisamment bas, ce qui n’a pas été le cas en Russie durant la phase de transition (les taux d’intérêts ont même atteint 150% par moments !) car une politique de « stabilisation » a été strictement appliquée. On peut donc résumer la doctrine défendue par Sachs et la majorité des économistes de l’époque (sous l’influence des « Chicago Boys », économistes formés à l’université de Chicago) par une alliance de restriction budgétaire et monétaire et de libéralisation des prix.
Selon Mikhaïl Gorbatchev, ce n’est pas tant la thérapie de choc en elle-même qui est critiquable (puisqu’elle a eu, dans certains pays, des résultats « positifs »), mais la façon dont elle a été appliquée en Russie. Il insiste sur l’absurdité d’un modèle de transition économique unique, appliqué uniformément à des pays très divers sans prendre en considération les expériences passées et la situation économique, politique, sociale et culturelle de chacun. Selon lui, la transition ne pouvait pas réussir en l’absence de cadre légal adapté à l’économie de marché, de lois garantissant les libertés fondamentales et réglementant les échanges. Gorbatchev rejette la responsabilité de l’échec des mesures prises sur la précipitation, l’irresponsabilité et l’aveuglement de Boris Eltsine.
Le débat entre gradualistes et partisans de la thérapie de choc peut, certes, sembler usé et dépassé. Il semblerait pourtant que les années écoulées depuis les faits évoqués ici n’ont pas permis aux économistes de se défaire complètement des composantes idéologiques fortes qui ont dirigé leurs choix (comme l'a récemment souligné J. Stiglitz, un des principaux détracteurs de la "thérapie de choc"). Si les désaccords persistent quant aux mérites relatifs des politiques économiques de transition permettant d’améliorer le sort des populations d’un pays, c’est en grande partie parce que les échecs du passé n’ont toujours pas été considérés avec suffisamment d’objectivité et de détachement pour qu’une analyse approfondie de leurs causes permette d’en tirer les leçons pour l’avenir. Cela semble primordial pour faire face aux défis qui se présentent à nous en ces temps de crise. On ne peut douter que l’économie y gagnerait beaucoup, et cela contribuerait peut-être même à restaurer (au moins partiellement) la crédibilité des économistes aux yeux de l’opinion publique.
A voir:
- Intervention de Stiglitz : http://www.ritholtz.com/blog/2009/01/stiglitz-govt-should-bail-out-homeowners-not-banks/
- Essai de Naomi Klein intitulé The shock doctrine
- Article montrant l’incompatibilité entre la thérapie de choc et les systèmes politiques démocratiques : http://www.accessmylibrary.com/coms2/summary_0286-22087736_ITM?email=chloe.morin@sciences-po.org&library=
- Les commentaires du prix nobel d'économie joseph Stiglitz à propos de cette étude : http://economix.blogs.nytimes.com/2009/01/16/stiglitz-on-death-and-privatization-in-the-eastern-bloc/