Le souvenir des conséquences économiques de la crise de 1929 a poussé les gouvernements à développer des outils pour prévenir les crises bancaires massives et contenir la contagion à l’ensemble de l’économie. Ainsi, aux Etats Unis, la « Federal Deposit Insurance Corporation » fut créée en 1934 afin de garantir les dépôts des particuliers à hauteur de 100000 dollars. Cette institution fournit l’assurance que les économies placées sur un compte en banque sont sécurisées en cas de difficultés de l’institution, évitant ainsi la propagation des mouvements de panique et les retraits massifs de liquidités qui précipitent les faillites bancaires en chaîne. Aujourd’hui, plus de 90 pays possèdent des mécanismes similaires, jouant un rôle de « filet de sécurité » en cas de crise bancaire. Cet outil est complété par la possibilité d’une intervention étatique directe dans le système bancaire. Si elle peut se révéler indispensable pour éviter un effondrement général du système, nous allons voir que cette option soulève cependant de nombreux problèmes.
En période de crise bancaire, les gouvernements sont placés face à deux choix pour sauver l’économie de la contagion et d’un effondrement généralisé de l’économie : laisser les banques en difficulté faire faillite ou les sauver.
La première solution a été théorisée voici plus d’un siècle par Sir Walter Bagehot : selon lui « aider une « mauvaise » banque représente le meilleur moyen de prévenir la création d’une future « bonne » banque ». Cette théorie repose sur l’idée qu’il existerait (comme c’était, par exemple, le cas dans un certain nombre des pays asiatiques touchés par la crise de 1997) une collusion entre pouvoir politique et entrepreneurs, et que cette communauté d’intérêts encouragerait la corruption et nuirait au fonctionnement optimal des marchés (d’où l’expression anglo-saxonne de « crony capitalism »). La règle « Bagehot » consiste à prêter de l’argent aux banques solvables (ce qui constitue un encouragement des comportements « vertueux ») tout en laissant les banques devenues insolvables faire faillite (sanctionnant ainsi les prises de risque excessives et la mauvaise gestion) afin de « renforcer » le système financier. Un « darwinisme bancaire », en quelques sortes.
La seconde solution, communément appelée « bank bailout », consiste à utiliser les ressources publiques pour secourir une institution bancaire confrontée à une crise temporaire de liquidités. Une telle action vise à permettre à la banque concernée de continuer à fonctionner, soit en modifiant les régulations afin de changer la définition légale de l’insolvabilité, soit en prêtant les fonds nécessaires à recapitaliser l’institution.
A première vue, laisser les banques mal gérées assumer les conséquences de leurs erreurs semble presque « naturel » : pourquoi sauver les spéculateurs de leur propre avidité ? Pourquoi devrait-on mutualiser les pertes alors que les gains colossaux amassés par certains banquiers en période faste ne bénéficient aucunement à la collectivité ? Pourquoi devrait on sauver des banquiers qui prennent des risques inconsidérés et menacent nos économies en toute impunité ? (Le fait d’encourager les comportements à risque néfastes pour l’économie en fournissant une assurance contre la faillite bancaire est appelé « Aléas moral » (moral hazard) en termes économiques.)
Le dilemme auquel les autorités publiques sont confrontées en période de crise bancaire est cependant bien plus complexe, et la crise actuelle en est l’exemple parfait : en laissant Lehman Brothers faire faillite en 2008, H. Paulson a amorcé un mécanisme susceptible de provoquer un effondrement généralisé et incontrôlable du système bancaire américain, se propageant comme une traînée de poudre à l’ensemble de la sphère financière mondiale. En revanche, maintenir indéfiniment des banques mal gérées sous respiration artificielle avec l’argent du contribuable ne représente pas non plus une solution optimale, surtout si le système bancaire présente des défaillances structurelles majeures. Il s’agit donc, pour les autorités politiques, d’arbitrer entre l’objectif consistant à minimiser des coûts collectifs du sauvetage des banques et celui consistant à préserver la stabilité d’un système bancaire sain face aux chocs externes ponctuels qui la menacent.
L’idée que le marché est capable de s’auto corriger, et que les « mauvais comportements » des agents économiques seront nécessairement sanctionnés sans que l’Etat n’ait à intervenir pour imposer des règles de bonne conduite, est largement admise au sein des secteurs banquiers et financiers. Or, l’exemple des crises bancaires représente une faille majeure du dogme du « marché roi ».
Le système financier actuel est aujourd’hui constitué d’interconnections innombrables entre les différentes institutions; l’internationalisation des flux de capitaux et la mondialisation rendent toute tentative d’isolement des « agents malades » de l’économie impossible. Un problème majeur se pose lorsque l’institution bancaire en péril a un poids suffisamment conséquent dans l’économie nationale (ou mondiale) pour que sa faillite entraîne nécessairement la chute d’autres institutions bancaires par contagion et une crise de confiance généralisée. On considère donc que les coûts (économiques, sociaux, et politiques) potentiels engendrés par la faillite d’une grande banque justifient l’intervention de l’Etat, et ce, même si ce sont des comportements de spéculation et des investissements irresponsables qui sont à l’origine des difficultés de l’institution en question.
Ce principe du « Too big to fail », « trop gros pour faire faillite » est extrêmement pervers, car l’Etat se trouve alors dans une impasse : il n’a pas d’autre choix que de sauver la banque au bord de la faillite pour échapper au pire. Les grandes institutions bancaires, assurées qu’en cas de problème, elles pourront toujours se tourner vers les autorités politiques pour demander de l’aide, sont donc encouragées à prendre des risques inconsidérés pour accroître leurs gains et leur taille.
L’asymétrie d’information entre Etat et marché joue ici un rôle prépondérant : la banque sait que l’Etat n’a pas d’autre choix que de porter son aide aux institutions en difficulté pour éviter un écroulement du système, en revanche, l’Etat ne dispose de presque aucun moyen efficace pour évaluer et contrôler les risques pris par les institutions bancaires sur les marchés.
Ceci a été démontré par Gary Stern et Ron Feldman en 2004. La solution proposée par ces deux économistes pour régler le problème du « Too big to fail » était de mettre en place un système de régulation capable de contrôler les mécanismes de propagation des faillites d’une banque à l’autre, pour limiter l’impact d’une faillite isolée sur l’ensemble du système. Autrement dit, faire en sorte que les banques cessent de se croire « invincibles » et les obliger à assumer la responsabilité de leurs choix d’investissement. Une loi allant en ce sens avait d’ailleurs déjà été adoptée en 1991 aux Etats-Unis. Mais Stern et Feldman ont, en 2006, formulé des réserves quant à sa capacité à régler le problème.
En effet, les banques n’ont cessé, au cours des vingt dernières années, de chercher à consolider leurs positions en fusionnant entre elles. Les banques internationales atteignant une taille suffisante pour représenter un danger pour l’ensemble du système de paiements se sont multipliées. Parallèlement, les évolutions technologiques, en augmentant la quantité d’information disponible sur les marchés, ont permis aux banques de réaliser des placements de plus en plus risqués et de diversifier leurs activités, les rendant par là même plus vulnérables en cas de crise de confiance. Les accords de Bâle, imposant aux banques un ratio minimum de capitaux propres obligatoire, ont certes poussé les grandes institutions bancaires à limiter les risques (puisqu’elle avaient désormais plus d’argent en réserve, donc plus à perdre en cas de faillite), mais la crise actuelle montre que cela n’était pas suffisant pour prévenir les faillites en cascades.
Aujourd’hui, les gouvernements de nombreux pays tentent désespérément de sauver leurs systèmes bancaires nationaux, en injectant des sommes toujours plus monstrueuses dans la recapitalisation des géants bancaires. Les résultats se font toujours attendre. L’Etat semble malheureusement condamné, en l’absence d’un système de régulation plus strict de la sphère financière et bancaire, à creuser son déficit pour sauver les spéculateurs, puisqu’il ne peut distinguer les « bons » comportements des « mauvais ». A défaut, le système actuel valorise les banques de façon proportionnelle à leur taille, ce que fait que ce sont les plus gros acteurs du marché qui sont sauvés, au détriment de tous les autres… et surtout du contribuable !
En quelques sortes, nous avons là la revanche du Shérif de Nottingham sur Robin des Bois…