
Il pourrait être instructif de rassembler en une anthologie la première lettre d’un jeune auteur inconnu adressée à un illustre aîné couvert de gloire (mais peut-être cela a t-il été fait ?) Dans ce genre à part entière, on pourrait y insérer la missive de James Joyce (17 ans) à Henrik Ibsen qui lui valut une réponse plus qu’attentionnée du célèbre dramaturge. Il faut dire que l’Irlandais avait pris la peine d’apprendre un peu plus que des rudiments de norvégien pour converser avec son idole. On songe aussi aux dix lettres de Rilke à Franz Xavier Kappus tant est admirable le devoir moral dont le poète se sentait investi à l’égard de celui qu’il voulut bien regarder comme son double au même âge.
Il devait arriver qu’un scrupule de politesse dictât au grand auteur des marques d’attention parfois exagérées. Cela relevait du fonds de garantie qu’il s’accordait dans le cas peu probable où le novice viendrait à lui disputer ses plates-bandes. A côté de l’anthologie pleine de pénétration et de communion des esprits que nous évoquions au début, il faudrait en ajouter une seconde qui prendrait sur les rayonnages des bibliothèques une place considérable : ce serait le florilège des encouragements, flatteries et mensonges pieux qu’un éminent écrivain se croit tenu de réserver aux solliciteurs impénitents et autres écornifleurs qui ne manquent jamais de le relancer dans la solitude de ses travaux.
On raconte qu’Hermann Hesse avait trop de lettres d’admirateurs auxquelles répondre pour trouver le temps de se consacrer à son œuvre. Comment faisait Montherlant ? D’autres plus malins ont trouvé la parade en puisant dans les échanges épistolaires l’inspiration qui leur fait défaut. Il paraît que ça rapporte encore.
Maurice Barrès n’avait pas son pareil pour trousser un compliment qui n’engageait à rien. François Mauriac en a fait les frais et s’en est fort bien porté. L’hôte de Malagar fut à l’égard de son thuriféraire d’une reconnaissance éternelle. Sans doute est-ce une des raisons qui l’a rendu à son tour si attentif aux talents naissants. Ce qu’il dit de Françoise Sagan est touchant de gentillesse et de sagacité. A Philippe Sollers, il avait prédit un avenir d’écrivain classique. En écoutant l’autre jour l’auteur de L’Ecole du Mystère sur Canal + où il était l’invité du Petit Journal, je pensais aux articles admirables qu’il a signés sur Mauriac. Ensuite j’ai eu le tort de reconnaître chez un libraire en couverture d’un premier roman publié sous l’égide de Gallimard la trombine d’un des deux lurons du même Petit Journal.
Henri de Régnier vendait de son vivant aussi peu de livres qu’à présent. Ou pour mieux dire, il en vendait autant que possible à une époque où la notion de best-sellers existait dans des proportions bien plus maigres qu’aujourd’hui. Une fois ses droits sur l’œuvre intégralement cédés à l’éditeur, il ne touchait rien sur les laborieux 7000 exemplaires écoulés. Encore que ce chiffre est une estimation haute. On le sait parce qu’il alignait des comptes sur un petit carnet en témoignage de sa difficulté à joindre les deux bouts. Cela ne l’empêchait pas d’être estimé comme un des meilleurs écrivains de son temps. Cela ne l’empêchait pas non plus de distribuer ses louanges à tous les prodiges en herbe qui quémandaient auprès de lui le secret du succès littéraire. On a retrouvé quelques-unes de ces missives et les ouvrages qui correspondent : les enveloppes des lettres étaient coupées à l’inverse des pages des livres qui n’ont jamais été déflorées.
Il est aussi des éloges qui peuvent être fatals à ceux qui les prodiguent. Depuis Proust, Sainte-Beuve a bien du mal à se dépêtrer de l’épithète de « bon garçon » dont il a affublé un Baudelaire qui aurait tué sa mère pour moins que ça. Le roman misérabiliste, Les Pauvres Gens, est porté aux nues par le poète Nekrassov et l’influent critique Belinski. Etouffé sous les fleurs à vingt-deux ans, il faudra à Dostoïevski l’abominable et lumineuse expérience du bagne en Sibérie pour donner naissance au grand romancier que nous connaissons.
Paul Valéry se demandait ce qu’il en serait de la littérature quand tout le monde serait devenu auteur. A l’heure du net, on peut aussi s’interroger sur le sort des lettres de jeunesse envoyées à de vieilles barbes. Sans doute prennent-elles d’autres formes et empruntent-elles d’autres raccourcis. Technologie aidant, je veux croire qu’elles auraient même tendance à croître et se multiplier. Nouvelle anthologie en perspective.